29. La femme est l’avenir de l’homme

Mon ami Jeannot a connu tellement de femmes que je m’y perds. La première dont je me souvienne s’appelait Arlette, une fringante hippie en sandales et robe à fleurs. Nous venions d’entrer à l’université, je crois, et nous profitions davantage de la liberté qu’on nous y accordait que des cours qu’on nous y dispensait. Sur ses conseils, il a pris l’habitude de se laisser pousser les cheveux et de venir à la faculté en guenilles et en sabots. Elle l’a aussi entraîné dans ce genre de café où l’on paressait toute la journée sur des coussins crasseux en fumant des joints, en écoutant de la musique psychédélique ou des chansons engagées, et en discourant sur la misère du monde bourgeois. Elle l’a également initié à l’amour libre, il lui en sera toujours reconnaissant, mais tellement libre qu’elle est finalement partie avec un autre condisciple. Elle l’avait pourtant presque convaincu d’abandonner ses études pour l’accompagner à la campagne. Cette mésaventure a donné l’occasion à Jeannot de se lier à Marie-Anne ou Marie-Ange, je ne me rappelle plus. D’un tout autre tempérament, cette étudiante ne ratait aucun exposé et travaillait assidûment. C’est probablement en lui empruntant ses notes de cours, aussi exhaustives que compréhensibles, pour préparer ses examens qu’il a fait sa connaissance, et c’est tout aussi probablement grâce à elle qu’il les a réussis, puis qu’il est devenu au fil des années un des meilleurs étudiants de sa promotion. Je me demande si ce n’est pas parce qu’elle en avait pris ombrage qu’elle l’a planté là peu après qu’ils ont obtenu leur diplôme. C’est donc célibataire qu’il a débarqué aux États-Unis à la faveur d’une bourse de recherche qu’on lui avait décernée. C’est Joanne qu’il a croisée sur sa route dès son arrivée et dont il est évidemment tombé amoureux. Ce dont je me souviens à propos de cette fille, c’est qu’elle le dépassait de bien dix ou quinze centimètres sur les photos d’eux qu’il m’envoyait. En plus d’être une scientifique prometteuse, elle était une sportive aguerrie. Pour la satisfaire, Jeannot s’est mis à fréquenter des salles de musculation, à escalader des montagnes, à les dévaler à ski en hiver, à courir des marathons, à monter à cheval, à pédaler à longueur de journées derrière cette Joanne qui l’épuisait. Ils n’ont pas longtemps gardé contact une fois qu’il est revenu au pays. A suivi ensuite une personne dont je tairais le nom parce qu’elle est bien connue dans le monde des affaires. Elle était encore directrice dans une agence de banque quand Jeannot a fait sa connaissance le jour où il y était entré pour se renseigner concernant un emprunt. Un peu plus âgée que lui, elle l’a en quelque sorte pris sous son aile, et pas seulement pour lui conseiller des placements financiers. Il n’empêche qu’au cours des quelques années qu’ils ont vécues ensemble, Jeannot a pu apprendre grâce à elle à faire fructifier le peu d’argent qu’il avait au départ. Mais elle était trop ambitieuse pour ne pas saisir l’occasion qui se présentait d’épouser un célèbre Monsieur petit « de », membre de nombreux et importants conseils d’administration et clubs de golf, pour lancer la brillante carrière qu’elle poursuit toujours actuellement. Mon ami Jeannot n’a pas pleuré longtemps sa banquière. La psychologue qu’il a consultée pour remonter la pente s’est occupée de lui, après quelques séances, au-delà de l’heure d’entretien réglementaire. Férue de zen et de méditation, Bernadette l’a invité à participer avec elle à des formations et à des retraites dans des monastères bouddhistes à proximité puis à l’étranger. Une fois ensemble, elle l’a décidé à prendre une année sabbatique pour un pèlerinage au Japon dont ils ont appris à connaître et à apprécier les mœurs et la culture. Ils y seraient bien restés pour s’y installer à long terme si l’ex-mari de Bernadette n’avait fait sa réapparition et, contrit, ne l’avait persuadée de reprendre leur vie commune. Jeannot est resté zen, forcément, mais son intérêt pour le bouddhisme s’est arrêté là ! C’est effectivement vers la politique qu’il s’est réorienté avec Monique, une militante acharnée, qui l’obligeait à faire circuler des pétitions ou participer à des manifestations contre le nucléaire ou en faveur des migrants. Quelques années plus tard, Florence lui a enseigné la poterie qu’il a pratiquée assidûment sous ses auspices : ils ont organisé plusieurs expositions ensemble et ils projetaient d’ouvrir un atelier en Provence. Mais Giulia est entrée dans sa vie pour lui faire aimer l’Italie au point qu’ils y passaient la moitié du temps et qu’il a appris la langue afin de lire Dante dans le texte. Et ainsi de suite, il s’est acoquiné avec une gastronome à qui il doit dix kilos de trop, une cinéphile désespérée de lui faire retenir le nom des metteurs en scène et des seconds rôles, une passionnée de chats qui l’a rendu allergique, une globe trotteuse insatiable toujours entre deux voyages, une lectrice frénétique qui lui reprochait secrètement de pas être Fabrice del Dongo ni Solal des Solal, une hautboïste, une nudiste, une architecte, une cruciverbiste, une œnologue, une spéléologue, une historienne, une minéralogiste, et d’autres encore qui ne me reviennent plus en tête. Toutes en tout cas ont tenté, et en partie réussi de transmettre à notre Jeannot leur passion respective, jusqu’au jour – il fallait bien qu’on y arrive ! – où il a connu Marie qui n’en a pas, de passion. Épanouie et sereine, elle ne lui demande ni impose rien de particulier. Pris au dépourvu, Jeannot est maintenant contraint de trouver lui-même à quoi s’intéresser et passer son temps, puisque, elle, la seule vie quotidienne la rend heureuse pourvu qu’ils puissent la partager. Nous tous qui connaissons bien Jeannot, nous étions certains que leur relation ne pourrait pas durer, qu’il s’ennuierait rapidement sans une égérie plus fervente et résolue, et qu’il se découragerait finalement à chercher un sens à sa vie à lui, et donner de l’agrément à sa vie à elle. Nous avions tous tort : il cherche toujours, mais ils sont toujours ensemble.