28. Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise

La voilà finalement arrivée, cette crise cardiaque qu’il attendait depuis des années, sans la craindre cependant, ni l’espérer non plus. Il était en plein effort en train de gravir le raidillon – un itinéraire habituel pour lui – quand il a senti un coup de poignard en pleine poitrine. À lui couper le souffle ! Il a pu tout de même éviter de tomber de sa bécane ; il l’a couchée sur l’asphalte avant de s’approcher à quatre pattes jusqu’au bas-côté de la route et de s’étendre sur le dos dans l’herbe. Une barre de cent kilo de béton lui pèse sur la poitrine et il peine à laisser entrer et sortir de ses poumons un mince filet d’air. Il essaie de s’apaiser en plongeant son regard dans l’immense ciel bleu, imperturbable lui, sans un nuage d’un bout à l’autre, qui le couvre comme une couverture, peut-être un linceul déjà ? Il est tout de même surpris par le choc qu’il vient de recevoir, même s’il savait que cela devait arriver, qu’il se le répétait depuis des années en montant chaque matin sur sa bicyclette, et qu’il prévoyait, au retour de chacune de ses randonnées, chaque fois plus longue et ardue, que ce serait pour le lendemain. Appuyant ses mains sur le thorax, comme si cela pouvait un tant soit peu atténuer la douleur et lui permettre de respirer plus librement, il se rappelle que c’est précisément pour cela qu’il s’est remis à faire assidument du vélo, alors qu’il n’avait plus fait de sport depuis son adolescence, le jour où son cardiologue lui a annoncé qu’il ferait bien de se ménager et de mener une existence plus calme s’il voulait prévenir de sérieux problème de santé. Le monde a vacillé quand il a entendu ce pronostic. Lui qui a toujours vécu intensément, aveuglément, passionnément, il allait devoir « se ménager » !!! Il se demande s’il va bientôt perdre connaissance. Peut-être un automobiliste ou un fermier sur son tracteur allait-il passer sur cette petite route de campagne. Au milieu de la chaussée, son vélo est inévitable : en tournant la tête, il constate que la roue avant tourne encore très lentement ; c’est le seul mouvement qu’il perçoit tout autour de lui. Il appréhende son arrêt comme celui de ses battements de cœur. Non, il n’aurait jamais voulu, il n’aurait même jamais pu « se ménager », vivre lentement pour vivre longtemps ! Autant mourir d’un bon coup, en pleine action, sans avertissement ni précaution, plutôt que de vivre à moitié, empoisonné par la crainte constante du moindre problème de santé, palpitations, migraine, diarrhée, poussée de fièvre, essoufflement, jusqu’au moment d’obtenir son permis de séjour dans un maison de retraite où on l’emmènerait contre son gré sur une chaise roulante. Il n’ose faire aucun mouvement, concentré sur sa respiration qu’il essaie d’approfondir pour soulager le poids qui l’écrase. Il se demande ce qu’il espère, tout compte fait : l’évanouissement qui mettrait fin à cette insupportable douleur, finalement la mort qu’il ne redoute pas, ou du secours ? Il lui semble percevoir comme un bruit de moteur au loin. Mais est-ce sur cette route-ci ou sur une autre, au sommet de la crête, en bas dans la vallée ? Un ronronnement plus distinct, un bruissement des pneus puis un crissement des freins, et enfin le cliquetis d’une portière qui s’ouvre répondent à ses questions. Il voit enfin des pieds se rapprocher  – des chaussures de sport de la même marque que les siennes –, et entend la voix de la personne, une jeune femme probablement, qui lui demande s’il va bien. Alors il a fait exactement le contraire de ce que lui recommandait le cardiologue : il s’est acheté un nouveau vélo de course, oui, de course, et a commencé à s’entraîner de manière intensive, sans se ménager, justement, sur toutes les routes et chemins des environs, puis de plus en plus loin, y compris plusieurs étapes à l’étranger, toujours tout seul, ne mesurant ses efforts qu’à l’aune de son courage et de son audace. Au début, il avait bien une boule au ventre, s’attendant à défaillir au sommet de chaque côte, puis – l’entraînement régulier portant petit à petit ses fruits – la peur instinctive de la crise cardiaque qu’il défiait à chaque sortie a fini par disparaître pour laisser la place à une certaine sagesse : arrivera ce qui doit arriver ! Sa vie entière s’en est trouvée améliorée, son entourage s’est réjoui de le trouver de si bonne humeur, l’a félicité pour sa bonne forme, et lui s’est amusé du bon tour qu’il jouait à son cardiologue… aussi longtemps que possible. Il ne lui reste pas assez de souffle pour répondre à la demoiselle dont il voit maintenant le visage et qui semble plus paniquée que lui. Elle a téléphoné aux urgences et tourne autour de lui en l’encourageant, ne sachant que faire d’autre en patientant. Alors qu’il croyait que ce n’était pas possible d’en supporter davantage, la douleur s’accroît et se diffuse partout dans le corps à partir du cœur : il a l’impression maintenant d’être fiché au sol par un clou qui lui traverse la poitrine comme un papillon. Pourquoi ne perd-il pas connaissance ? Pourquoi ne s’en va-t-il pas ? De quoi a-t-il peur ? N’est-ce pas le moment d’accueillir sereinement la mort en la remerciant pour le temps supplémentaire d’insouciance, d’ardeur et de bonheur qu’elle lui a concédé en échange d’une existence de petit vieux incontinent et tremblotant ? Ne les a-t-il suffisamment défiés, la camarde et son complice le cardiologue, en pédalant comme un dingue tous les jours par monts et par vaux ! Complètement étourdi par la souffrance et l’angoisse, il perçoit cependant faiblement – du fin fond de sa tête ou de la réalité – les hurlements d’une sirène. Il entend la jeune femme se rapprocher de nouveau de lui pour l’enjoindre de tenir bon, qu’il est maintenant sauvé ! Sauvé ? Il se voit déjà à jamais intubé, transfusé, sondé, prostré dans un lit d’hôpital entouré d’appareils de toutes sortes pour le maintenir en vie, alors qu’il vient à peine de descendre de son vélo, en pleine ascension. L’ambulance s’arrête à quelques mètres : deux, peut-être trois personnes se précipitent, s’agenouillent et s’affairent autour de lui, le bâillonne d’un masque à oxygène, lui passent un brassard au bras, lui collent des trucs sur la poitrine, comme dans les films qu’il évite à la télévision. Il s’attend maintenant à une décharge électrique qui va le faire sauter en l’air… mais rien, le silence, plus personne ne bouge ! Est-ce trop tard ? Jusqu’au moment où un des trois hommes de l’équipe lui annonce que tout va bien, que son cœur fonctionne parfaitement et que les douleurs qu’il ressent sont probablement dues à une crise de névralgie intercostale. Il devrait consulter son médecin traitant un de ces jours, mais rien ne l’empêche de reprendre la bicyclette séance tenante. Ce qu’il fait sans demander son reste ! Le temps de remercier la jeune automobiliste (un joli brin de fille, en fait) et les ambulanciers, et le voici de nouveau en route. Il est probablement encore en train de sillonner la région à vélo à l’heure qu’il est !