27. La solitude, ça n’existe pas

Benjamin était un de ces enfants solitaires qui s’inventent des amis imaginaires avec lesquels ils partagent leurs jeux, leurs confidences et leurs angoisses quand la peur du grand méchant loup les empêche de dormir. Ces divers personnages provenaient de toutes les histoires qu’il s’est mis très tôt à lire, à moins qu’il ne les ait inventés purement et simplement. Ses parents s’en sont un peu inquiétés à partir du moment où ces fantasmes ont commencé à prendre de singulières proportions chez Benjamin. Non seulement ils le surprenaient fréquemment en train de dialoguer avec ses soi-disant copains mais il réclamait aussi une assiette à table pour eux lors des repas ou des jouets spécifiques à leur intention. En outre, ces créatures chimériques se multipliaient pour finalement constituer une seconde famille pour Benjamin, parfois plus intime que la première. Dès que ses parents le lui reprochaient, il prenait aussitôt la défense de son petit monde qu’il emmenait alors avec lui dans sa chambre pour s’y réfugier tous ensemble. On les entendait mener des conversations ou éclater de rire de l’autre côté de la porte. Les séances chez le psychologue, et probablement l’âge de raison approchant ont finalement mis un terme à ces fantaisies. Benjamin était bien un petit garçon comme les autres, à cela près qu’il était surdoué – un très haut potentiel, même ! – et qu’il apprenait tellement vite et bien à l’école qu’on a pu lui faire sauter des classes jusqu’au bac qu’il a réussi haut la main pour être finalement un des plus jeunes et intelligents étudiants ingénieurs de la Haute École Polytechnique. Cela ne l’a évidemment pas aidé à se faire des amis, mais cela ne semblait pas vraiment l’affecter. Car il avait compris – depuis les consultations chez ce psychologue si bien intentionné rencontré lors de son enfance – qu’il était préférable qu’il ne mentionne plus à personne les relations privilégiées qu’il continuait à entretenir assidument avec des personnes fictives. Ce n’étaient évidemment plus les mêmes compagnons que ceux de son enfance qu’avaient progressivement remplacés les héros des innombrables romans dévorés par Benjamin à qui les pourtant brillantes études laissaient beaucoup de loisir. Il se souvenait évidement dans les moindres détails de la vie tous ces protagonistes parmi lesquels il choisissait ceux qui partageraient dorénavant la sienne. Ainsi profitaient-ils à tout instant – pour ne prendre que quelques exemples au hasard – de la grivoiserie de Pantagruel, de la bonté de Jean Valjean, de l’amour d’Iseult, de la perspicacité d’hercule Poirot, des qualités de Dorian Gray, de l’amitié de Vendredi, de l’audace d’Ulysse, de l’extravagance d’Ubu, de l’impertinence d’Alice, l’ingéniosité de Passe-Partout, du bon sens de Sancho Panza, du charme de Mme Arnoux, l’espièglerie de Zazie, l’effronterie de Jacques le Fataliste, de la sensualité de Justine, de l’obstination de Meursault, de la rage de Bardamu, de l’insolence de Rastignac, du cynisme d’Alceste, pour ne citer qu’eux. Toutes et tous, et bien d’autres encore en fonction de ses lectures et des circonstances, étaient devenus des familiers de Benjamin : non seulement hantaient-ils ses pensées, mais ils habitaient, ils voyageaient, ils agissaient, ils vivaient avec lui, sans que personne ne puisse s’en douter. Devenu brillant ingénieur aéronautique, directeur scientifique dans une importante multinationale, il menait somme toute une vie personnelle normale aux yeux des autres, voire banale par rapport à sa carrière professionnelle exceptionnelle. En plus de l’admirer pour son génie, tout le monde appréciait aussi sa modestie naturelle, sa cordialité spontanée, sa joie de vivre. Mais lui ne cherchait guère la compagnie des autres, pas même celle de plusieurs collègues ou connaissances féminines qui, au début, cherchaient à obtenir son attention. Quelques-unes sont bien parvenues à leurs fins, mais ces quelques relations ont tourné court dans la mesure où elles se sont vite senties de trop dans la vie de Benjamin qui – se sont-elles toutes plaintes – avait constamment la tête ailleurs. Il ne faudrait pas croire qu’il méprisait le genre humain, les personnes de chair et d’os qui le côtoyaient, et qui l’intriguaient ou l’émouvaient parfois. Elles ne le passionnaient cependant pas autant que ses héros avec lesquels il préférait passer son temps libre. D’après lui, les gens manquaient – selon les cas – de folie ou de raison pour l’intéresser davantage. Il lui était d’ailleurs arrivé de rencontrer un écrivain dont il avait apprécié l’un ou l’autre ouvrage ; l’expérience avait été tellement frustrante qu’il avait décidé de plus jamais chercher à savoir quoi que sur le moindre auteur. Autant faire comme si les écrivains n’existaient pas ; ce ne sont finalement que de vulgaires parasites qui vivent au crochet de leurs personnages : que serait Goethe sans Werther, Dostoievsky sans Raskolnikov, Shakespeare sans Hamlet, le roi Lear ou Othello ? Finalement, la carrière et l’existence de Benjamin se sont déroulées de manière parfaitement harmonieuse : simple, efficace et conviviale avec ses collègues et ses connaissances ; personnelle, luxuriante et exaltante mais confidentielle au sein de cette communauté qu’il s’était constituée et qui s’enrichissait régulièrement de nouveaux membres choisis. Une fois à la retraite, il a pu passer encore plus de temps en compagnie de son monde à lui, qu’il a amené autour du monde réel pour de nouvelles rencontres et expériences littéraires avant de se retirer tous ensemble à la campagne. De sa vie, il ne s’est en tout cas jamais senti seul, pas un instant. Aucun de ces personnages ne l’ont trahi, ni même déçu au cours des années. Toujours disponibles, ils lui apportaient des conseils, du rêve, du réconfort, de l’amusement, de la passion, des encouragements, de l’apaisement, tout ce dont il avait besoin au moment il en avait besoin. Voilà pourquoi il a toujours été un homme épanoui et heureux, goûtant à la fois aux avantages de la réalité et à ceux des rêves. Ce sont les employés des pompes funèbres qui ont été étonnés, au moment de sa mort, de constater que Benjamin était lui aussi un être de papier comme tous les autres personnages enfermés dans sa bibliothèque. Quant aux deux collègues et trois voisins qui ont appris par hasard son décès et qui se sont donné la peine d’assister aux funérailles, ils ont eu tort de se désoler pour Benjamin d’être les seuls dans l’église pour lui faire leurs adieux. Ils ne se doutaient pas qu’une foule de personnes plus originales les unes que les autres l’attendait pour l’accueillir de l’autre côté.