26. La vie est trop courte pour s’ennuyer

Le syndrome a fait sa première apparition à l’Université de X…, lors d’une réunion particulièrement laborieuse et dérisoire, comme cela peut arriver de temps à autre, pour laquelle l’expression «  couper les cheveux en quatre » prenait tout son sens. La question portait sur la note globale à attribuer aux étudiants dont la moyenne générale pour l’ensemble des examens se situe entre 9 et 10/20 pour autant que ces étudiants ne soient en échec que dans seulement 5% du nombre des cours inscrits à leur programme avec une pondération inférieure à 3 unités de valeur, et que la moyenne de leurs évaluations formatives lors des travaux pratiques soient égales ou supérieures à 10/20, à moins que ces étudiants n’aient adressé dans les huit jours à leur professeur un certificat médical pour justifier leur absence aux séances de travaux pratiques pendant lesquelles ces évaluations ont eu lieu, à la condition que deux tiers des évaluations aient pu être effectuées au cours du quadrimestre et que les étudiants concernés n’aient pas déjà bénéficié d’un report de l’année précédente. On venait d’aborder le délicat sujet des facilités à accorder aux étudiants dyslexiques, hyperkinétiques ou souffrant du trouble déficitaire de l’attention, et un des distingués collègues avait pris la parole pour souhaiter que ces mesures s’étendent aux étudiants plus âgés qui commencent à manifester des troubles de la mémoire, ce qui peut être attesté par… C’est à ce moment-là que le Prof. Walter (nom d’emprunt) s’est évanoui. On estime maintenant que c’est lui le patient zéro. Quand il est revenu à lui à l’hôpital après plusieurs heures de coma, il a expliqué qu’il s’est senti progressivement oppressé, étouffé, annihilé par l’ennui comme s’il allait littéralement en mourir. Comme ce n’est pas la première fois qu’une personne tombe endormie plus ou moins profondément au cours d’une réunion de faculté, les collègues ne se sont alarmés concernant cet incident que quelques jours plus tard, quand un des participants à cette même réunion a été victime de symptômes identiques à l’occasion d’un exposé donné par un savant linguiste d’une autre université sur le thème épineux des genres en langue française et de l’écriture inclusive dans les textes officiels. Le conférencier était en train d’approfondir le problème de la féminisation des noms masculins, des accords de genres quand on se réfère à plus de femmes que d’hommes, de l’ordre d’apparition – alterné ou aléatoire – du terme masculin ou féminin, de la formulation qu’il faudrait adopter pour que les homosexuel.le.s, les bisexuel.le.s, les intersexuel.le.s, les transsexuel.le.s ou transgenres (toute la différence est là !) ne se sentent pas stigmatisé.e.s par la grammaire machiste et réactionnaire. Le second contaminé s’est alors effondré au premier rang de la salle et a ainsi involontairement mis un terme cette discussion aussi passionnante que toutes celles consacrées naguère au sexe des anges. À son réveil, il a décrit les mêmes sensations ressenties avant de s’évanouir par le patient zéro : un profond ennui qui le submerge, qui le noie au point de lui faire perdre connaissance. Le rapprochement entre les deux malaises a alors intrigué les services sanitaires, puis les autorités universitaires quand les cas ont commencé à se multiplier : des étudiants durant un cours magistral, des professeurs lors de la correction des copies de leurs étudiants, des chercheurs dans leurs laboratoires, des secrétaires devant leur ordinateur, etc… jusqu’au recteur, paraît-il, lors de la relecture des PV du Conseil d’Administration. On a alors tenté d’isoler l’Université de X…, mais malheureusement trop tard ! Le syndrome – que l’on a évidemment appelé la « maladie de l’ennui », sur le modèle de la « maladie du sommeil » – s’est rapidement répandu dans d’autres institutions, puis dans les administrations, dans les usines, et finalement dans tous les secteurs d’activités où on est exposé à l’ennui. Les gens tombaient comme des mouches, à tout moment, dans toutes les circonstances ; il suffisait même que l’on rencontre une personne ennuyeuse, ce qui est malheureusement assez courant, pour contracter la maladie et perdre connaissance. Dans le pays et à l’étranger où l’on craignait à raison que l’épidémie ne s’arrête pas aux frontières, des équipes scientifiques ont alors entrepris en urgence des recherches méthodiques sur les causes du phénomène. Des spécialistes de tout bord ont analysé cet ennui qui provoquait ces attaques de catalepsie : ils ont ainsi pu identifier les deux sentiments profonds qui anéantissaient les victimes, celui d’une absolue inutilité, d’une part, d’un désagrément infini, d’autre part. Ils ont compris que ces deux facteurs devaient être combinés pour que la crise apparaisse. Effectivement, des activités à première vue inutiles peuvent s’avérer être très agréables, et d’autres, peu agréables, peuvent se justifier finalement par leur grande utilité ; dans ces deux derniers cas, il n’y avait jamais aucun problème. Les recommandations de sauvegarde n’ont pas tardé à être proposées par les scientifiques et imposées par la cellule de crise du gouvernement : éviter à tout prix les activités et les personnes ennuyeuses, c’est-à-dire qui procurent un sentiment caractérisé d’inanité et de déplaisir. Ces mesures ont aussitôt obligé tout un chacun à mener un examen de conscience aussi sincère que minutieux pour discerner ce qui, dans sa vie quotidienne, l’ennuie sans qu’il n’ait jamais eu l’occasion de s’en plaindre ou même de le reconnaître. Ainsi une éminente professeure d’université a bien dû admettre qu’elle peut contempler avec plaisir un beau paysage pendant des heures sans s’en lasser, alors que la conversation d’un de ses collègues l’exaspère après cinq minutes seulement. Un employé d’un bureau d’experts comptables s’est rendu compte qu’il avait dû lutter toute sa carrière contre l’ennui que lui inspiraient les chiffres, alors que la lecture de poésie le charmait au plus haut point. Un ouvrier hautement qualifié a dû quitter le poste qu’il occupait à l’usine depuis de nombreuses années à cause de la maladie de l’ennui qui, comme notifié sur son certificat médical, l’a entraîné à travailler à son compte pour rendre des services variés et divers aux habitants de son quartier. Faut-il ajouter que la maladie de l’ennui a eu de nombreux impacts dans les familles, positifs ou négatifs, car il y a eu autant de couples et de fratries qui se sont séparés que d’autres qui se sont réconciliés après ces examens de conscience qui ont amené chacun à revoir les priorités de sa propre vie, indépendamment des habitudes et des contraintes de toutes sortes. On a aussi eu la confirmation que ni l’argent ni le pouvoir ni la prétendue réussite ne préservaient de l’ennui, bien au contraire ! Quant à l’économie et à la vie sociale, inutile de dire qu’elles ont été complètement chamboulées par l’épidémie et les mesures prises pour éviter l’ennui et ses effets dramatiques. Intéresser les citoyens et leur laisser l’occasion de rendre leur vie authentiquement utile et agréable à leurs propres yeux, indépendamment de tout profit matériel ou préjugés sociaux, est donc devenu une exigence nationale et internationale si on ne voulait pas voir sombrer le monde dans une paralysie complète. Cela représentait un véritable défi pour les gouvernements, comme pour certains chefs de service ou d’entreprise qui ont l’habitude de profiter de l’indifférence ou de la docilité des autres. Imposées par les graves risques que fait peser la maladie sur la civilisation, d’importantes transformations ont aussitôt été réalisées partout, et de nombreux changements, aussi créatifs que décisifs, sont actuellement toujours en chantier sur la surface de la planète. Certains ont même parlé de la plus importante révolution mondiale depuis l’apparition de l’Homme (tous genres confondus) sur Terre. Notre collègue Walter est depuis lors devenu un héros international, probablement sans qu’il le sache puisqu’il a complètement disparu de la circulation pour vivre une existence tranquille à l’abri du monde.