25. Charité bien ordonnée commence par soi-même

Un pneumologue qui fume, ce n’est pas sérieux ! En fait, Charles ne l’avait plus fait depuis des années, depuis la fin de ses études, pour être exact. Mais il se sent cependant autorisé par les circonstances à griller de nouveau une cigarette de temps à autre derrière la chaufferie de l’hôpital. Très grand, encore plus maigre qu’à l’accoutumée, le dos un peu plus vouté aussi – difficile de décrire davantage le médecin chef qui n’a pas pris la peine de se débarrasser de ses vêtements de protection (double combinaison, bonnet, gants, chaussons, masque abaissé, visière relevée) et qui ressemble ainsi à une momie qui serait échappée à toute allure de sa tombe. L’exaspère l’idée qu’il devra de nouveau changer tout cet attirail dans le sas avant de retourner s’occuper des patients ! Charles fait les cent pas à grandes enjambées sur la pelouse devant l’entrée de service, cigarette en main, le journal sous le bras, dans l’espoir de penser à autre chose, ne serait-ce que cinq minutes. Il est exténué ; il vient de passer plus de dix heures dans le bloc, et ce n’est pas encore fini. Il manque de personnel ; s’il s’en va pour dormir quelques heures, personne ne sera là pour assurer la relève jusqu’à son retour. Le service des soins intensifs est devenu une ruche en panique à l’approche d’un ours affamé. Des abeilles blanches, bleues ou vertes s’y affairent dans tous les sens entre les lits serrés où gisent des corps inertes, couchés sur le ventre, reliés par un écheveau de  tubes et de fils à des appareils qui vibrent et clignotent. Comment penser à autres choses qu’à ces dizaines, ces centaines de malades entre la vie et la mort, la plupart des personnes âgées dont on s’occupe sans guère d’espoir de les sauver ? Adossé au mur de béton près de la porte qu’il va devoir bientôt franchir à nouveau, Charles jette un coup d’œil sur les titres du journal qu’il a trouvé par hasard sur son chemin dans un couloir. Les journalistes sont omniprésents, dans les rues (vides), dans les ministères, chez les gens confinés, dans les maisons de repos, dans les hôpitaux, comme si c’était eux qui mettaient en scène cette tragédie mondiale : ils dressent les décors, distribuent les rôles, orchestrent les dialogues, dirigent le scénario, assurent le suspense et tirent la leçon à chaque nouveau rebondissement. Des reporters montent d’ailleurs la garde devant son service,  à l’affût d’interviews décisives, de témoignages émouvants, de photos poignantes. Ils font leur travail, probablement indispensable, en tout cas inévitable. Charles se dit que ce n’est certainement pas la lecture de ce journal qui lui changera les idées. Il n’y est question que du corona virus : le nombre de contaminés, le nombre d’hospitalisés, le nombre de décès, qui ne cessent d’augmenter. Tout à coup, Charles – le « Grand Charles » comme l’appellent avec autant de sympathie que d’admiration ses médecins et ses infirmières – se plie en deux comme s’il venait de recevoir un coup de poing à l’estomac. C’est un sanglot qui vient de le terrasser. Secoué par des spasmes irrépressibles, il se laisse glisser le long du mur de béton pour se retrouver finalement assis par terre, recroquevillé, fermé au monde. Soudain lui revient douloureusement à la mémoire le souvenir de son père, un septuagénaire en pleine forme qui profitait allègrement de sa retraite, qui suivait de près la carrière de son fils, qui adorait s’occuper de ses petits-enfants, qui les emmenait à la piscine ou en promenade… jusqu’à ce que la maladie l’ait si inopinément et injustement frappé, il y a dix ans maintenant. En moins de temps qu’il faut pour le dire, son père est devenu l’ombre de lui-même : il a perdu l’usage de ses jambes, puis de la parole et finalement de sa tête. Charles pense souvent aux dernières nuits qu’ils ont passées, lui et sa mère, à son chevet, pour lui humecter les lèvres quand il râlait, pour le maintenir quand il se contorsionnait, pour lui parler doucement quand il ouvrait sur eux des yeux éperdus. Ses collègues de l’oncologie ne lui avaient laissé aucun espoir, seulement celui qu’il s’en aille rapidement et tranquillement. Cela n’avait même pas été le cas, et Charles ne s’était jamais remis de l’agonie de son père ; sa mère non plus qui n’arrête pas d’en parler. Elle, la voilà maintenant confinée seule dans son appartement où il ne peut plus lui rendre visite depuis plusieurs semaines. Lui et sa femme, occupée dans son propre service médical, doivent se contenter de déposer des paniers de victuailles devant sa porte en allant à l’hosto ou en rentrant à la maison, et de lui faire des signes par la fenêtre avant de repartir. Elle comprend que son fils se doit à ses patients dans cette situation aussi dramatique qu’elle suit à la télévision, mais se doute-t-elle qu’il est surtout hanté par l’idée de lui apporter la mort en même temps que ses gestes d’affection ? Depuis lors, c’est sa mère qu’il voit allongée dans chacun des lit où un vieillard est en train de souffrir le martyr, à bout de souffle, et c’est devant le conjoint, les enfants et les petits-enfants du moribond qu’il se sent coupable de ne pas pouvoir empêcher la maladie de l’emporter. Le choc est passé, les larmes qui lui coulent sur les joues sont apaisantes : depuis combien de temps les retient-il, tout compte fait ? Il respire profondément, se redresse petit à petit, s’essuie le visage, réajuste son masque, se rend vers la porte qu’il pousse de l’épaule avant de s’engouffrer dans le couloir. Par terre, le journal où il avait lu, en page deux, le titre : « Pour résister, les médecins ne considèrent pas les malades mais seulement la maladie ».