24. Les chiffres ne mentent pas

Elle avait appris que, d’après les dernières statistiques, soixante-quatre ans et demi est l’âge moyen jusqu’auquel une femme peut espérer vivre en bonne santé, c’est-à-dire « sans incapacité » et « en toute autonomie pour les gestes du quotidien ». S’octroyant une petit marge d’erreur, Hélène, lors de son soixantième anniversaire, avait alors décidé qu’elle mettrait fin à ses jours, quoi qu’il arrive, à septante ans. Ce n’était ni un désespoir profond ou une affection incurable qui avaient provoqué  cette résolution – elle était en pleine forme –, mais au contraire son amour inconditionnel pour la vie dont elle avait profité avec bonheur jusqu’alors et qu’elle n’aurait pas voulu être amenée à déprécier ou à regretter si cela avait dû mal finir après cet âge critique. Quitte à manquer quelques bonnes années encore au cas où elle aurait fait exception par rapport à cette moyenne statistique, elle ne voulait en aucun cas prendre le risque qu’une infirmité quelconque la rende incapable de passer à l’acte le moment venu. Dès qu’elle l’a eu pris, cet engagement avait instantanément soulagée Hélène du poids immense de la question de sa vieillesse qui la préoccupait tellement qu’elle ne parvenait plus à apprécier le moment présent, ni même les souvenirs des années heureuses qu’elle avait vécues. L’idée que cette existence aussi intense et passionnante puisse se terminer de manière pitoyable et dégradante lui était devenue insupportable. Plus que la maladie, la lassitude, le confinement qui vont inévitablement de pair avec la senescence, c’est la dépendance à d’autres personnes qu’elle voulait éviter à tout prix. Même si Hélène n’avait jamais vécu seule, c’est toujours seule qu’elle avait fait ses choix, mené ses projets, organisé son existence : elle était sincèrement reconnaissante à l’égard des différentes personnes qui l’avaient accompagnée, inspirée et soutenue, mais c’était à elle seule qu’elle devait les initiatives, bonnes ou mauvaises, qui avaient fait d’elle ce qu’elle était devenue ; et elle comptait bien que cela continue ainsi jusqu’au dernier jour. Perdre la liberté et le contrôle de ses mouvements, de ses actions, de ses pensées n’était pas concevable pour elle, pas plus que d’être soumise à la bonne marche d’un appareil, a fortiori à la bonne volonté d’une tierce personne. Et qui se serait occupée d’elle ? Certainement pas son mari ! Il avait déjà si peu de temps à lui consacrer tellement il était obsédé et accaparé par sa carrière politique, engagé auprès d’une foule de coreligionnaires, partenaires et amis de toutes sortes, impliqué dans une successions de projets plus indispensables les uns que les autres, qu’elle devait de temps à autre lui rappeler son existence, ce qu’elle faisait d’ailleurs de moins en moins souvent car cela le rendait encore plus distant et irascible. Rien qu’à imaginer devoir lui demander de pousser sa chaise roulante ou de l’aider à faire sa toilette, elle en frémissait ! Et ses enfants ? Pire ! Ils étaient tous éloignés, dans tous les sens du terme. Ils avaient leur vie, comme on dit, et ils ne la partageaient pas, et n’en parlaient guère davantage avec elle depuis de nombreuses années. Elle se demandait si elle n’avait pas été tout compte fait une mauvaise mère. En tout cas, elle n’avait pas réussi à leur transmettre le sens de la famille dont elle avait hérité de ses parents. Le monde n’est pas le même, évidemment, et rien n’encourage plus les enfants une fois adultes à devenir les soutiens de leurs parents. Eux non plus ne se seraient pas précipités à son chevet au cas où elle serait tombée gravement malade ; en auraient-ils même été informés ? Et quant à la prendre en charge si elle était devenue invalide, cela ne la faisait pas frémir d’y penser, cette fois, mais rire. Hélène n’envisageait pas non plus un seul instant la possibilité d’avoir recours à des professionnels ou de se retrouver dans un mouroir, aussi luxueux soit-il. Bref, partir volontairement à septante ans était la garantie pour elle d’échapper à ces calamités. En échafaudant ainsi ses plans, elle regrettait un peu tout de même de ne pas se donner l’occasion de jouir plus longtemps de certains bonheurs qu’elle avait pu s’octroyer à la fin de sa vie à force de travail ou de patience, mais elle se disait pour se consoler que le désir est plus exaltant que la jouissance, les rêves plus gratifiants que leur réalisation. Elle se disait aussi qu’elle avait toujours dû sa joie de vivre à sa conviction intime que sa vie pouvait changer du jour au lendemain, et comme elle n’espérait plus guère d’imprévu… C’est pourtant un imprévu qui a mis fin à ses réflexions : un camion de douze tonnes qui a heurté de plein fouet sa voiture à la sortie d’une autoroute. Hélène n’y a pas réchappé. Elle venait juste d’avoir soixante-quatre ans et demi.

NB : Pour les lecteurs romantiques, nous pourrions ajouter qu’Hélène n’aura donc jamais su que son mari lui préparait, à l’occasion de leur soixante-cinquième année à tous les deux, la surprise de lui annoncer qu’il abandonnait sa carrière politique au profit de leur vie conjugale, ni que leurs enfants étaient en train d’organiser leur fête d’anniversaire conjointe en programmant pour toute la famille réunie de longues vacances au soleil sur une île grecque. Aux lecteurs pragmatiques, nous signalerons qu’ils avaient heureusement souscrit une assurance annulation, et que leurs billets d’avion et leurs réservations d’hôtel leur ont été remboursés.