23. Qui veut la fin veut les moyens

Dans le monde entier, on célèbre aujourd’hui le cinquantième anniversaire de la « Révolution virale ». Peut-être faut-il profiter de l’occasion pour rappeler aux plus jeunes lecteurs qui n’ont pas connu les différents stades précédant notre société contemporaine, qu’on appelle « Révolution virale » la première crise sanitaire mondiale survenue en 2020. Plusieurs épidémies annonciatrices avaient eu lieu auparavant, à l’échelon national ou international, mais c’est avec le Covid19 que l’humanité est définitivement entrée dans notre « Ère du confinement ». Il est curieux de constater que, jusque-là, les principales préoccupations des hommes étaient de provoquer ou d’empêcher des guerres, des conflits sociaux, ethniques ou religieux, des rivalités géostratégiques, des  concurrences économiques, la destruction de la nature, la disparition de la démocratie, et d’autres problèmes qui ne se posent heureusement plus pour nous aujourd’hui. Même si on doit condamner le désordre, l’imprévoyance et l’incivilité qui régnaient alors, ce n’est pas sans une certaine forme de nostalgie que certaines personnes qui l’ont vécu se souviennent de l’AGC (Avant le Grand Confinement), quand les gens se promenaient encore physiquement et librement dans les rues, se rendaient eux-mêmes dans les magasins pour faire des achats, se retrouvaient même à plusieurs rassemblés dans des restaurants, des salles de cinéma ou des stades sportifs, comme en témoignent les films et les chroniques de l’époque. On devait aussi prendre le risque de se serrer les uns contre les autres dans des trains ou des bus pour se déplacer d’un endroit à l’autre, par exemple afin de se rendre à un lieu de travail, car il existait encore des bureaux, des écoles, des banques non virtuels. Et il était toujours possible de voyager en avion pour faire du tourisme ou des affaires à l’étranger ! Toutes ces activités, impensables maintenant, semblaient tout à fait normales aux générations précédentes qui s’y livraient avec assiduité, avec plaisir, paraît-il, et sans précautions ni restrictions aucune. Un dernier exemple incroyable pour montrer à quel point on était alors inconscient : pour se saluer, les gens avaient la curieuse habitude de se rapprocher physiquement l’un de l’autre, de se donner la main ou même de se prendre dans les bras. Il arrivait même que certains échangeaient ce qu’on appelait des « baisers », en appliquant leurs lèvres sur le visage de leur vis-à-vis, parfois même longuement, techniquement irréalisable à l’heure actuelle grâce à la tenue sanitaire et aux bippeurs. Si, cette année-là, le Covid19, ce premier virus planétaire, a fait de nombreuses victimes en peu de temps (moins que certaines guerres ou génocides, ceci dit) et a paralysé les différents secteurs de la société de l’époque, la santé, l’économie, l’enseignement, il faut observer que sont surtout les plus faibles qui en ont fait les frais : les personnes âgées, fragiles, malades, obèses, diabétiques, cardiaques, insuffisant-rénaux, handicapées, dépressives, déshéritées, prisonnières, immigrées, sans-emploi, sans-logis, sans-grade, et surtout dans les pays les plus pauvres, déjà gangrénés par la misère, la famine, les pillages, le banditisme, le terrorisme. Logiquement, n’ont donc survécues que les nations les plus résistantes, et dans chacune d’entre elles, les personnes les mieux adaptées : nos grands-parents. C’est également grâce au Covid19 qu’on a commencé à comprendre les dangers que représentait pour l’humanité cette manière de vivre complètement anarchique et irresponsable, et en conséquence à imposer les règles non seulement indispensables pour lutter contre ce virus et tous les autres qui ont suivi et suivront, mais pour assurer la perpétuation d’une civilisation mondiale en dépit d’un environnement dangereux et en déliquescence. A ainsi été créé l’ASM (Agence Sanitaire Mondiale) qui dicte depuis lors les politiques de tous les pays dans tous les domaines en décidant souverainement d’accorder ou non son autorisation pour tout projet ou événement public qui implique la participation de plus de dix personnes, que ce soit un mariage, une réunion politique, une conférence, un office religieux, un match de football, un jugement, une élection, une grève, une guerre… Depuis lors, notre vie sociale et personnelle est beaucoup plus sereine, débarrassés que nous sommes de tous les jamais-contents chroniques, les empêcheurs de tourner en rond, les agités du cerveau et autres contestataires de tout poil. C’est aussi à l’ASM que l’on doit la PSHD (« Planification des Sorties Hors du Domicile ») qui a estimé qu’une seule heure hors de chez soi par jour suffisait quelles qu’en soient les raisons, privées ou professionnelles, au moment déterminé par la catégorie d’âge et de l’ordre alphabétique. Il est vrai que rester chez soi est devenu un bonheur grâce à l’EVER (« Équipement Virtuel des Espaces Réels »), aux MSD (« Multi-Services à Domicile ») et bien sûr à l’EPC (« Entrainement Psychologique du Confinement »), des programmes initiés à la même époque et qui sont maintenant complètement entrés dans les mœurs. Pour les personnes encore récalcitrantes ou insouciantes, l’ASM a d’ailleurs prévu des confinements alternatifs en milieu carcéral, rendu disponible par la Révolution virale. C’est aussi l’ASM qui distribue et traite les tests de dépistage des épidémies récurrentes auxquels tous les habitants de la planète doivent se soumettre quotidiennement. Dès qu’un test est positif où que ce soit sur un des cinq continents, l’ASM est mise au courant instantanément et intervient aussitôt pour endiguer l’épidémie. Mais le dispositif le plus important mis en place et géré par l’ASG après la Révolution virale, en plus de la tenue sanitaire que tout un chacun doit impérativement endosser durant son heure de sortie quotidienne (masque, visière, gants, combinaison et chaussons de sécurité, sans oublier l’inévitable bippeur qui s’active dès que deux personnes s’approchent à moins de deux mètres), est sans conteste le SCP (« Système de Contrôle des Personnes »). Pour faciliter son fonctionnement, on a décidé de pucer chaque nouveau-né dont les mouvements et déplacements sont désormais suivis jusqu’à son décès par un réseau mondial de repérage géographique. Non seulement on peut ainsi retrouver un enfant perdu, un adolescent en vadrouille, un employé tire-au-flanc, un prisonnier échappé, un mari volage, une femme infidèle, ce qui est un avantage indéniable, mais aussi tout citoyen qui n’aurait pas respecté les consignes du PSHD ci-dessus mentionné. Dès qu’un test de dépistage est positif pour une personne n’importe où et n’importe quand, sa puce est automatiquement et électroniquement marquée et se met à transmettre des alarmes à toutes les administrations et à toute personne dans un rayon de cinquante kilomètres via son bippeur. Au début de l’imposition de cet appareil, certaines personnes ont monté en épingle quelques-uns de ses inconvénients, mais c’est tout de même grâce à lui qu’on a pu naguère se débarrasser du Covid19 et que l’on peut aujourd’hui limiter la propagation de toute nouvelle épidémie. Que demander de mieux ?