22. Un colosse aux pieds d’argile

Dès la naissance, les médecins avaient bien dû constater qu’il était de constitution faible et de santé fragile. Ils avaient donc recommandé à ses parents de le ménager, de lui éviter toute sorte d’effort ou d’émotion, ce qu’ils avaient évidemment fait de peur qu’il n’arrive quelque chose de tragique au petit. Ils l’avaient ainsi protégé pendant son enfance ; ils lui avaient interdit toute excitation ou activité inhabituelle ;  ils ne lui avaient pas permis d’aller s’amuser avec les petits voisins ou de participer à des groupes comme les autres enfants ; et et ils avaient passé le mot à ses instituteurs dès qu’il est arrivé à l’école. Il restait donc assis sur un banc pendant que ses condisciples jouaient dans la cour de récréation et qu’ils sautaient, courraient, nageaient lors des leçons de gymnastique. Il a bien entendu ressenti un profond dépit d’être toujours ainsi mis à l’écart aux moments les plus plaisants et les plus conviviaux de sa vie de petit garçon. D’autant que ses copains ne lui épargnaient aucune raillerie ou sobriquet à propos de sa paresse ou de sa faiblesse. Et les filles, si elles avaient suffisamment de pitié pour ne pas se moquer d’un infirme, faisaient mine de ne pas voir le gringalet timide qui faisait tapisserie alors que les autres garçons rivalisaient à la course ou à la lutte pour leurs beaux yeux. Il en est arrivé à un tel point d’amertume que, par une sorte de provocation ou de mortification, il a commencé, à l’insu de tous, à s’imposer des exercices physiques, de musculation ou d’endurance, comme quelqu’un qui prépare discrètement une vengeance longtemps à l’avance, à moins qu’il n’en meure d’épuisement avant de l’assouvir, pensait-il. Il s’infligeait ainsi secrètement des pompes et des flexions au réveil et avant de se mettre au lit ; il se servait aussi des dictionnaires de sa bibliothèque ou de briques empilées dans le fond du jardin comme d’haltères ; il faisait un long détour pour se rendre à l’école de façon à devoir finalement courir longtemps et à toute allure pour arriver avant que le concierge ne ferme la grille. Il suffisait que ses parents lui demandent d’aller chercher une bricole à la cave, ce qui arrivait plusieurs fois au cours de la journée, pour qu’il en profite pour accomplir une série de tractions suspendu aux tuyaux du chauffage central accrochés au plafond. Comme il n’en était pas encore mort, pas même malade, il a passé au régime supérieur : des joggings quotidiens, de longues randonnées à vélo, les parties de foot ou de basket avec ses copains, des séances de musculation dans la salle du quartier. Cet entraînement régulier et intense ont finalement fait de lui un solide et énergique gaillard dont plus personne n’osait se moquer. Les médecins eux-mêmes étaient étonnés qu’il soit parvenu à surmonter la complexion malingre de sa naissance qui aurait pu handicaper sa croissance. Il ne s’est pas arrêté en si bon chemin, et a rejoint le club de football local, sport pour lequel il s’est montré particulièrement doué. Il y a consacré tout son temps, ne faisait plus que cela et ne rencontrait plus que ses équipiers. Les filles, qui s’étaient maintenant rendu compte de son existence et de son charme, n’existaient plus pour lui. Il ne lui a donc fallu qu’un an ou deux pour qu’il soit remarqué par d’autres entraîneurs, puis recruté par des clubs de plus en plus illustres. Le reste, c’est la ligne droite vers le succès d’un footballeur professionnel : les contrats mirobolants, les compétitions internationales, les récompenses prestigieuses, la célébrité médiatique, la vie de château. Ses anciens copains de l’école ou du quartier, qui n’en revenaient toujours pas de la métamorphose du petit rachitique, étaient devenus ses plus fervents supporters. Ils se vantaient partout qu’ils avaient contribué à ses débuts, et se réunissaient chaque dimanche au café du coin pour le regarder jouer à la télévision, comme des millions d’admirateurs dans le pays et dans le monde. C’est dire que sa mort a été une tragédie pour tous ces fans qui le vénéraient et qui suivaient sa triomphante carrière qu’on annonçait déjà longue et glorieuse. Mais est arrivé ce que les médecins redoutaient depuis sa naissance : à l’occasion d’un de ces banals déplacements entre un match de coupe du monde et un autre du championnat des clubs champions, à bord d’un avion comme il en prenait fréquemment avec ses co-équipiers, alors que rien ne le laissait présager, ne serait-ce qu’intuitivement, comme en ont témoigné les autres passagers, sans que l’on ait pu faire quoi que ce soit pour l’éviter, comme l’ont commenté les reporters dans les journaux du monde entier après le drame, au moment où l’hôtesse de l’air – pas particulièrement jolie ni charmante – s’est penchée vers lui pour savoir s’il préférait le plat de poisson curry ou de poulet basquaise, pour une raison qui échappe à tout entendement, il en est tombé soudainement amoureux… raide mort ! Un coup de foudre était de trop pour une nature aussi fragile !