21. Plus on est de fous

Il a l’habitude de faire chaque jour une promenade aux alentours, mais aujourd’hui, après quelques kilomètres, l’envie, ou plutôt le besoin l’a soudain pris, sans se demander pourquoi, de poursuivre son chemin au lieu de revenir en arrière comme à l’ordinaire. De rue en rue, puis de sentier en sentier, il s’est laissé entraîner par ses pas et par ses pensées qui, elles aussi, ont vagabondé. Il ne s’est alors plus inquiété de savoir où il allait ni comment il reviendrait. Un enivrant sentiment de liberté l’a emporté ainsi qu’une aveugle confiance dans le hasard qui le guiderait dans la bonne direction et s’occuperait aussi de la destination le moment venu. Sans s’en rendre compte, il s’est ainsi retrouvé à serpenter entre les prés au-delà du périphérique, puis à traverser les grands bois comme si l’itinéraire était tout tracé. C’est seulement quand il a pris conscience du silence et de la paix qui l’entouraient qu’il a vraiment compris qu’il n’était plus en ville. Et il a compris aussi que c’était précisément pour échapper à ce bruit incessant et à cette agitation frénétique des gens, des voitures, des machines qu’il avait continué à marcher à grandes enjambées droit devant, sans se retourner. Même si la plupart des citadins s’habituent à ce tohu-bohu – il y en a même à qui cela plaît –, lui, au contraire, ne parvient plus à le supporter. Certains jours, ça le rend complètement dingue. Il a alors le sentiment qu’il n’y a plus d’espace ni de temps pour lui dans ce monde saturé. Pas un endroit à l’abri des regards mauvais, des discours malveillants, des images provocantes, de la musique tonitruante qui l’agressent sans arrêt !  Pas un moment sans se sentir enfermé derrière une grille horaire comme dans un cachot, pressé de terminer quelque chose pour commencer aussitôt une autre, encore plus urgente ! Enfin, maintenant, il a toute la campagne et toute la journée à sa disposition. Il est convaincu que les arbres, les champs, les haies, les étangs, les vallons l’accueillent à bras ouverts comme si on l’attendait depuis longtemps, comme s’il revenait en quelque sorte chez lui après un long voyage à l’étranger. Chaque détail, chaque nuance, chaque ondoiement du paysage lui sourient alors que les façades des maisons et les visages de leurs habitants lui sont hostiles quand il déambule en ville. Personne pour le regarder de travers ici, rien pour arrêter la vue entre les bosquets  jusqu’à horizon; rien pour troubler le silence à part quelques chants d’oiseaux ou bruissements de branchage. Il marche comme si c’était le sentier qui le portait, sans effort, tantôt au sommet d’une colline, tantôt dans le creux d’une combe où gazouille un ruisseau. Après ces longues heures de randonnée ininterrompue, il décide – moins pour se reposer que pour mieux profiter de tout ce bonheur qui lui est offert – de s’asseoir au pied d’un arbre, devant le spectacle de la vallée verdoyante. C’est quand il a senti une main se poser sur son épaule qu’il s’est rendu compte qu’il s’était endormi.

– Bonjour, Monsieur Dubreuil !

Se réveillant petit à petit comme s’il débarquait d’un autre monde, Jacques Dubreuil – car c’est bien son nom – essaie de se souvenir où il a déjà rencontré cette sympathique personne qui s’adresse à lui si aimablement. Il se demande si ce ne serait pas un voisin au bout de sa rue, ou une caissière d’un magasin quelconque, ou peut-être un des infirmiers de l’asile psychiatrique où il lui arrive de séjourner. En tout cas, il se réjouit que le hasard leur ait donné l’occasion de se rencontrer et il l’invite à s’asseoir un instant à côté de lui avant qu’ils ne poursuivent chacun leur promenade.

– Je suis content de vous avoir retrouvé ; voilà longtemps que nous sommes à votre recherche.

Il le rassure. Il va bien, très bien même, et il lui raconte tout ce qu’il a vu, entendu, ressenti chemin faisant, et lui parle de son projet de descendre vers la vallée en suivant ce chemin caillouteux, puis de longer la rivière au pied de la falaise qu’il montre du doigt, puis de remonter l’autre rive – il trouvera bien un sentier – jusqu’à ce petit village que l’on devine au loin parmi toute cette végétation. De l’autre côté de cette crête, puis de la suivante, il pense qu’après une semaine de randonnée – peut-être un peu plus, mais il n’est pas pressé – il pourra atteindre la mer.

– Nous devrions rentrer, vous savez, l’ambulance nous attend.

Mais Jacques parvient tout de même à convaincre son compagnon à prendre lui aussi le temps d’observer le panorama, d’écouter les oiseaux, de respirer l’air frais, et surtout de laisser la vie couler à son aise. La conversation s’enchaîne sur les frustrations de l’existence en ville, les contraintes quotidiennes, le harcèlement qu’on subit et qui finit par saper le moral, par rendre fou. De fil en aiguille, l’infirmier lui confie le mal qu’il a à supporter les humiliations de la directrice de l’asile et la mauvaise humeur chronique de sa femme à la maison. Le chauffeur de l’ambulance, qui, lassé d’attendre, est venu les rejoindre, embraye sur ses enfants qui l’assaillent dès qu’il rentre du travail et les reproches du propriétaire qui habite l’appartement du dessus. Et la conversation de se prolonger ainsi pendant on ne sait combien de temps. On ne sait pas davantage ce que sont devenus ces trois larrons que la police recherche toujours. Une explication serait qu’ils aient décidé de se rendre ensemble jusqu’à la mer, en profitant de l’ambulance pour gagner du temps. On mène l’enquête dans tous les hôtels de la côte. D’autres envisagent la possibilité que Dubreuil ait égorgé les deux employés de l’asile avec le canif suisse qu’il garde toujours dans sa poche, et qu’il ait enterré les corps sous un arbre ou qu’il les ait jetés dans un ravin avant de poursuivre sa fuite. La forêt et ses fossés sont passés au crible à l’aide de chiens pisteurs. Il y en a même qui ont imaginé que les deux lions qui, le même jour, s’étaient échappés du jardin zoologique les auraient tous dévorés avant de se faire abattre par les chasseurs à leur trousse. L’autopsie des félins est toujours en cours. En toute dernière hypothèse, on peut supposer que cette histoire est pure affabulation ! Peu importe, pourvu que Dubreuil, l’infirmier et le chauffeur puissent poursuivre leur chemin.