20. Un jour n’est pas l’autre

Jérôme Lafargues, 57 ans, musicien, mène depuis quelques années une double vie. Il n’en est pas vraiment responsable, c’est un peu arrivé à son insu, et il ne peut plus rien y faire maintenant. Dans la première vie, dès qu’il se réveille, il se réjouit de pouvoir profiter des différents moments, des plus modestes aux plus importants, que la journée lui réservera. Il prend le temps de lire quelques pages au lit avant de se lever, et même si ce n’est pas un chef d’œuvre, il y trouve de toute façon l’agrément de partager la vie d’un personnage ou la pensée d’un auteur. Il prend ensuite le petit-déjeuner sans se presser, pour se rendre compte que la confiture de sa mère est vraiment un délice, ou que le lever de soleil est superbe vu de la fenêtre de la cuisine et qu’il a de la chance d’habiter dans une maison qui lui plaît autant, avec ses pièces lumineuses, sa terrasse surplombant la vallée, ses tableaux dans les couloirs, sa collection de cravates bariolées dans le dressing, ses bibelots dans tous les coins qui lui rappellent tant de souvenirs. Tranquillement, il commence alors sa première séance de répétition pour le concert du samedi prochain. Il se fait de nouveau la réflexion non seulement que jouer Mozart, dont il partage la joie de vivre, lui fait particulièrement plaisir, mais aussi qu’il a décidément un bien beau métier : second clarinettiste depuis bientôt trente ans dans l’orchestre philharmonique de sa ville, entouré de collègues plutôt sympathiques, sous la conduite d’un jeune chef doué et enthousiaste, pour un public connaisseur, fidèle et reconnaissant. S’il ne maîtrise pas encore parfaitement la partition, il ne s’en inquiète pas car il a encore quelques jours pour se préparer. Ce midi, il a donné rendez-vous à sa compagne dans un restaurant près du conservatoire. Élisabeth, une infirmière à l’hôpital universitaire, est un peu plus jeune que lui. Ils se connaissent depuis longtemps déjà ; il l’a rencontrée une année après son divorce. Ils se voient très souvent, presque tous les jours, mais ils ne vivent pas sous le même toit. Ils estiment qu’ils gardent ainsi toute sa fraîcheur à leur relation, sans s’enliser dans les habitudes et les corvées quotidiennes. Après le repas, il traverse la belle place ensoleillée et remplie de monde aux terrasses pour aller donner ses leçons comme presque chaque après-midi. Ses élèves ne sont pas tous des virtuoses, loin s’en faut, mais il apprécie les efforts et les progrès que chacun d’entre eux fait, et cela le stimule dans son métier d’enseignant qu’il exerce par vocation, ce qui est une bénédiction. Il aime aussi le cinéma, les sorties avec ses amis, un match de foot à la télé, mais cette soirée sera consacrée au yoga ; il suit des cours depuis toujours auprès du même instructeur qui a le don de le détendre et de l’apaiser. Quand il va se coucher, avant de s’endormir comme un bébé, il a juste le temps de se demander ce qu’il pourrait attendre de plus de l’existence qui se suffit à elle-même, sans se soucier du passé ou de l’avenir, toute contenue dans chaque instant qui passe. Comme la musique qui n’existe que dans son déroulement mélodieux et à laquelle chaque note apporte son indispensable contribution.

Dans son autre vie, par contre, Jérôme se réveille très tôt et se lève sur le champ, impatient, exalté, anxieux : que va-t-il pouvoir faire aujourd’hui durant cette nouvelle journée pour qu’elle se distingue, qu’elle se justifie, pour qu’il en reste quelque chose d’autre que le seul souvenir, le lendemain, qu’elle s’est bien ou moins bien déroulée ? Car il ne peut pas admettre que les heures – véloces et comptées comme elles sont – passent en vain sans qu’il n’en profite pour faire la différence entre hier et demain. Il a le sentiment que la répétition annonce inévitablement la fin, et entretemps entraîne l’ennui. Pour conjurer le défilement inexorable de ce temps qui fuit comme un robinet défectueux, ne lui faudrait-il pas aujourd’hui même prendre une initiative imprévue, provoquer une transformation irréversible, développer une théorie inédite, concevoir une œuvre singulière, oser un acte inattendu, pour sortir à tout prix du quotidien ? Ainsi résisterait-il à ce temps,… au moins au-delà de la journée, en toute humilité. Sinon il a l’impression non seulement que cette journée serait gâchée mais que sa vie n’aurait aucune signification plausible, et cette idée déprime complètement Jérôme, ou plutôt le consterne. Comment concevoir que le temps coule pour rien, qu’il coure à l’égout comme l’eau usagée après qu’on s’y est baigné ? Pas possible ! À la succession des moments et des jours doit bien correspondre, dans une autre dimension, une composition qui leur donnerait une cohérence interne, sinon une finalité à long terme autre que la mort. Comme un choral de Bach dont chaque note renvoie non seulement à une subtile et parfaite architecture musicale mais à un univers de sensation, d’imagination, d’inspiration, de dévotion où la forme et l’émotion, l’intelligence et l’extase, l’instant et l’éternité ne font qu’un. La linéarité, la platitude et la précarité du temps se trouvent alors transcendées par d’infinies perspectives tous azimuts. Sont aussi infinies et foisonnantes les préoccupations de Jérôme dans cette vie-ci, quand il s’interroge non seulement sur la virtuosité de Bach mais sur la raison d’être de tout ce qui constitue son existence quotidienne : les livres qu’il lit, la nourriture qu’il avale, la maison qu’il habite, la cravate qu’il porte, sa vocation de musicien, son interprétation de Mozart, ses responsabilité pédagogiques, ses relations avec sa mère, ses rapports avec ses amis, son amour pour Élisabeth, et finalement, sa présence sur Terre qu’il désespère de mieux comprendre et mieux employer. Tout y passe ! Inutile de dire que Jérôme ne dort alors pas aussi bien que dans son autre vie, mais il ne s’en plaint finalement pas car cela lui donne au moins l’occasion de constater que le temps ne passe pas toujours aussi vite qu’il le craint, et que si la vie a ses limites, la conscience qu’on peut en avoir lors d’une nuit blanche n’en connaît aucune.