2. On n’arrête pas le progrès.

Voici maintenant plus de deux heures qu’il est bloqué dans sa voiture, coincé parmi des centaines, peut-être des milliers d’autres automobilistes sur l’autoroute. L’accident à l’origine des embouteillages a presque eu lieu sous ses yeux ; il voit des lampes rouges clignoter sans arrêt entre les premières rangées de véhicules à l’arrêt devant lui. On a expliqué à la radio qu’un camion chargé de substances dangereuses s’est renversé, et que les pompiers sont en train de prendre toutes les précautions pour empêcher qu’il ne s’enflamme avant qu’on puisse le vider et l’enlever pour libérer la voie. Au début, il a vu passer sur la bande d’urgence plusieurs fourgons rouges sirènes hurlantes, et même un hélicoptère dans le ciel, mais plus rien depuis lors, ni aux alentours, ni à la radio. Il enrage car, à une minute près, il aurait dépassé le camion avant l’accident et il serait déjà arrivé depuis longtemps au laboratoire. Il a aussitôt téléphoné à ses collègues pour annoncer son retard, puis son absence quand elle est devenue inéluctable. Ils se recontacteront pour convenir d’une nouvelle date de réunion. Après avoir échangé des sourires et des hochements de tête exaspérés et solidaires avec les autres automobilistes bloqués à gauche et à droite, il se débrouille pour faire passer le temps (la musique à la radio, des jeux sur son téléphone, une conversation téléphonique avec sa femme) et surtout pour tenter de penser à autre chose qu’au fait qu’il avait eu tort de quitter la maison ce matin sans faire une escale aux toilettes comme d’habitude. Il pensait s’occuper de ça dès son arrivée à destination. Maintenant, il n’ose pas songer qu’il y a très peu d’espace entre les rangées de voitures pour ouvrir sa portière, qu’il n’y a pas de bosquets de l’autre côté des rails de sécurité, au vu de tous les autres automobilistes. Pour faire diversion, il s’est mis à relire sur son laptop les résultats très encourageants qu’il avait prévu de présenter à ses collègues neurologues, neurobiologistes, neuropsychiatres, neuroinformaticiens. Avec son équipe scientifique, il pense effectivement être parvenu à mettre au point une nouvelle version d’un complexe et subtil programme qui pourrait assurer l’interface entre l’activité cérébrale d’une personne et un ordinateur. Cela permettrait à quiconque de communiquer ses émotions, ses réflexions, ses volontés à un ordinateur quantique, éventuellement à un robot, pour mieux les analyser, les contrôler, finalement agir en conséquence. Grâce à de considérables crédits de recherche, lui et ses collègues des autres universités travaillent assidûment sur ces questions depuis des années. Vraiment pas de chance ! Le séminaire d’aujourd’hui avait une importance cruciale pour la suite du projet ; il faudra le reporter sans tarder ! Malgré son exaltation à revoir ses notes en se lamentant de n’avoir pas pu les exposer aujourd’hui même à ses collègues, il sent monter inexorablement en lui l’angoisse d’être ainsi claustré depuis si longtemps dans l’habitacle de sa voiture, ainsi que le besoin sans cesse plus pressant – peut-être est-ce seulement une impression – de devoir soulager urgemment ses intestins. Il imagine qu’un jour, grâce à son éminente contribution scientifique, il sera possible de commander à son esprit et à ses viscères via le même ordinateur que celui sur lequel il est en train de pianoter. En attendant, il essaie de prendre de profondes respirations pour se calmer et de serrer les fesses pour se retenir. D’après les infos diffusées peu après à la radio, c’est au même moment que s’est produite l’explosion du camion et qu’ont été pulvérisés les véhicules stationnés dans un rayon d’au moins trois cents mètres.

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