19. Longue et heureuse retraite

Franchement, il ne comprend pas tout ce tapage que l’on fait concernant l’obligation de rester chez soi pour empêcher la propagation du virus. Voilà plusieurs jours qu’il n’allume plus la télé tellement l’exaspèrent toutes ces consignes ressassées, ces témoignages pitoyables, ces encouragements grotesques. Et il n’écoute dorénavant plus que de la musique à la radio. Songeur, il s’arrête un instant de couper les poireaux et jette un coup d’œil par la fenêtre de la cuisine. Au-delà du potager devant sa maison, le quartier est vide, ainsi qu’il pouvait s’y attendre. C’est vrai qu’il aurait aimé y entendre et y voir des enfants s’amuser comme d’habitude, pareils aux oiseaux qui eux n’ont pas cessé de voltiger et pépier dans les arbres. Il se remet au travail en jouant du couteau sur la table en bois. Quand tous les légumes ont été transformés en rondelles ou en dés, il les fait légèrement rissoler dans la marmite avec un peu d’huile, avant d’ajouter l’eau et de faire bouillir. Il se réjouit de pouvoir déjà goûter la soupe. Il regarde de nouveau par la fenêtre : une voisine traverse la rue plus loin avec un sac manifestement très chargé à chaque bras ; des provisions pour la semaine, certainement. Debout au milieu du salon envahi d’un bric-à-brac de bibelots, de livres, d’instruments, de photos et de diverses autres vieilleries, il se demande s’il va se mettre au piano ou reprendre ce roman commencé l’avant-veille mais qui ne l’emballe pas plus que cela. Finalement, il se rend dans le couloir, y enfile sa vieille gabardine, chausse ses godasses, et sort dans le jardin. Il a bien une heure devant lui avant de devoir rentrer pour éteindre le feu sous la marmite. La bêche l’attend là où il l’avait plantée la veille quand il s’était fatigué de retourner la terre. Il aime faire des tas de choses différentes, mais à petites doses. C’est ainsi que le temps passe le plus vite, même si on n’est pressé ni obligé de ne rien faire, comme c’est son cas. Il ne sait jamais, quand il se lève le matin, comment va se dérouler sa journée. Comme il sait qu’il n’y aura pas d’imprévu, il veut rester imprévisible : c’est comme s’il voulait se ménager des surprises. Il n’a de compte à rendre à personne, même pas à lui-même. La liberté à l’état pur ! Il commence à bêcher avec pondération ; il enfonce la lame en terre entre les mauvaises herbes, culbute la motte qu’il y a découpée, l’émiette à petits coups de talon, puis avance d’un pas et recommence. Alors que tout le monde enrage de ne pas pouvoir sortir de chez soi et se rassembler, lui, ni la solitude ni le confinement ne lui pèsent. Au contraire, il y aspire depuis qu’il a appris à être son meilleur ami et à faire de sa maison une arche de Noé pour lui tout seul, alors qu’elle serait probablement un invivable capharnaüm pour d’autres. Il n’a pas attendu l’épidémie pour savoir qu’il ne fallait pas trop se rapprocher des gens qui peuvent refiler bien d’autres choses qu’un virus, une multitude d’infections presque aussi pernicieuses et qu’on peut résumer en deux mots, la bêtise et la méchanceté, ou même en un seul, la connerie. En voici encore la preuve : derrière les réels sacrifices, les engagements courageux, les attitudes responsables de certains pour lutter contre l’épidémie aujourd’hui, ou contre une guerre ou une catastrophe naturelle à d’autres moments, combien d’aberrations, de lâchetés, d’escroqueries, d’hypocrisies, d’injustices ? Il progresse petit à petit ; cela fera de l’espace pour quelques salades, peut-être des pommes de terre aussi. Il n’est pas sûr qu’elles soient meilleures que celles du magasin, mais il les apprécie davantage quand elles proviennent de son potager. Il connait bien les gens ; il les a beaucoup fréquentés, de toutes les sortes, et d’un peu partout. Il a appris à s’en méfier, surtout de ceux, comme pour le virus,  qui vous serrent dans leurs bras et vous parlent sous le nez pour vous enjôler ou vous convaincre. Il n’a gardé que quelques bons copains de l’époque où il se produisait encore, d’anciens comédiens comme lui, des musiciens sans emploi ou des poètes à jamais méconnus, ou d’autres originaux qui traînent pour une raison ou une autre dans le milieu du spectacle. Ils lui rendent parfois visite pour boire un verre ou fumer un joint, après un mois ou un an sans nouvelles. Ils parlent ensemble du passé, car l’avenir n’a plus beaucoup d’intérêt. Bon, il est temps de s’occuper de la soupe. Il laisse la bêche là où il en est arrivé, et rentre à la maison après s’être débarrassé de ses bottillons boueux. Il est accueilli par une bonne odeur qui lui ouvre aussitôt l’appétit. En mélangeant dans la marmite, heureux de bientôt pouvoir y prélever un premier bol de soupe, il se rappelle ses dernières tournées. Ce n’était plus sur scène qu’il jouait alors, les occasions étaient de plus en plus difficiles à trouver et à financer, mais dans la rue. Il profitait d’une fête ou d’un festival quelconque dans une ville ou un village pour débarquer sur la place avec sa camionnette où il entreposait son matériel, ses instruments, et où il pouvait se costumer en se contorsionnant. Parfois, ça marchait : les gens s’arrêtaient, faisaient cercle autour de lui, et surtout déposaient quelques pièces dans son chapeau. Mais souvent, c’était peine perdue : on ne lui accordait aucune attention, sauf les flics qui lui demandaient de démonter et de quitter les lieux à l’instant parce qu’il n’avait pas les autorisations légalement requises. Il a déjà reçu une amende pour cela, qu’il n’a jamais acquittée, mais punaisée quelque part dans la maison. C’est un souvenir important car il lui rappelle le jour où il a pris la décision de jeter l’éponge. Sans nostalgie, en fait, parce que même au sommet de sa carrière, quand il faisait salle comble des semaines durant, qu’on le réclamait partout, il avait déjà quelques doutes concernant le genre humain qui n’a fait que dégringoler dans son estime. Dieu se demande alors, en avalant sa soupe avec délectation, si c’était son destin de devenir finalement misanthrope.