17. Partir c’est mourir un peu

Deux pantalons, un veston, trois chemises, des sous-vêtements, des chaussettes, une cravate – il ne sait pas quel accueil on lui réserve –, une paire de chaussures d’appoint, un pull léger et un pull épais – on est jamais trop prudent –, une casquette – qui sera certainement perdue en chemin –, un nécessaire de toilette, la trousse de médicaments d’urgence – en espérant ne pas devoir l’ouvrir –, quelques livres, un carnet de notes à spirale, et ses papiers, évidemment. Max pense ne rien avoir oublié, convaincu tout de même que, comme chaque fois, il constatera une fois arrivé à destination qu’il manque une babiole ou l’autre dans sa valise. Ses bagages prêts, Max fait le tour de sa chambre du regard, pas seulement pour vérifier que tout est en ordre avant de la quitter, mais aussi pour apprécier ce moment d’indicible émotion – un mélange d’anxiété et d’exaltation – qu’il ressent avant chaque départ, et pour laisser remonter à la surface de sa mémoire les innombrables escales du parcours mouvementé de son existence. Combien de fois a-t-il fait et défait des bagages ? Combien de fois a-t-il pris la route, à pieds, en vélo, en moto, en voiture, en train, en bateau,  en avion, même à cheval et en hélicoptère, à l’une ou l’autre occasion ? Sur quel continent et dans quel pays n’a-t-il pas débarqué pour quelques jours ou plusieurs mois ? Ses tribulations ont commencé avec ses parents qui étaient eux déjà d’impénitents baroudeurs et à qui il arrivait souvent de tout plaquer pour aller camper le long d’une rivière ou randonner dans la montagne. Puis ont suivi pour lui les colonies à la mer, les camps de vacances, des séjours scolaires dans les pays voisins, ensuite les expéditions de l’autre côté de l’océan, de la planète, et alors les premières expatriations professionnelles, finalement les missions de plus en plus fréquentes, de plus en plus loin, de plus en plus délicates. Et pour quels résultats, ces va-et-vient dans le monde durant des années ? Des centaines de personnes que Max y a rencontrées et dont certaines sont devenues, après quelques jours ou même quelques heures ensemble, des amis pour toujours même s’il ne les a jamais plus revues. Ces villes fourmillantes, ces paysages luxuriants, ces déserts enivrants qu’il a parcourus et qu’il revoit quelques fois dans des rêves bouleversants. Les vestiges d’une infinité d’évènements, anecdotiques ou historiques, auxquels il a assisté : des tremblements de terre, des guerres civiles, des évacuations forcées, des actes de terrorisme, des incidents techniques en plein vol, des maladies inquiétantes au milieu de nulle part, des coups de foudre devant une inconnue ou un panorama, que sais-je ? Comment dénombrer ou résumer toutes ces expériences ? Max ne prend d’ailleurs plus la peine de raconter ses souvenirs aux autres qui se demandent s’il n’exagère pas, ou, s’ils le croient, qui ne se rendent tout de manière pas compte de ce que cela a pu représenter quand cela lui est arrivé. Il préfère se taire plutôt que de passer pour un de ces vieux routards blasés et nostalgiques qui ont tout vu et qui ennuient leur entourage en leur imposant la lecture commentée de leurs carnets de voyage. Puis, tout ça, finalement, c’est du passé ! Max aussi se demande parfois si sa mémoire est bien fidèle, si elle ne force pas le trait ou si cela a été si important finalement d’avoir visité tel temple au sommet d’une montagne, tel bidonville au bord d’un dépotoir d’une cité surpeuplée, telle île paradisiaque réservée à quelques magnats, et cetera. Il n’en finirait pas d’enfiler ces évocations comme des perles pour en faire un collier, ou plutôt un chapelet à égrener lors de ses moments d’inactivité et de solitude. Comme s’il devait expier aujourd’hui la fuite perpétuelle qu’il a menée sa vie durant, jamais ici, toujours ailleurs. Ce qu’il lui reste surtout de cette course éperdue, c’est ce sentiment d’être partout un étranger, de n’être bien nulle part après y avoir séjourné quelques semaines, sans la perspective d’un prochain départ pour n’importe où, pourvu qu’il ne doive pas y rester trop longtemps. C’est à tout cela que Max songe longuement, ni malheureux, ni heureux, avant d’empoigner sa valise et de quitter sa chambre pas à pas, en boitillant. Une infirmière va l’accompagner et l’aider à s’installer dans une autre chambre de l’aile opposée de la résidence, où le directeur accepte complaisamment qu’il séjourne une semaine sur deux.