15. Le monde est si petit

Les premiers symptômes sont progressivement apparus il y a quelques années, sans que rien ne puisse en expliquer les raisons. Antoine est un garçon bien dans sa peau, sympathique, sociable, sûr de lui, entreprenant. Sa carrière professionnelle d’informaticien a commencé comme se sont terminées ses études, sans problème, tranquillement, allègrement même ! Il s’est vite senti bien dans ses nouvelles responsabilités comme avec ses collègues dont plusieurs sont aussitôt devenus de bons copains. C’est précisément dans l’entreprise de logiciels où il avait été engagé que le problème s’est manifesté pour la première fois. Un petit incident banal, en fait, comme il en est arrivé à tout un chacun mais qui a joué un rôle de déclencheur pour Antoine. Tout simplement, un matin, en venant à son travail, il a été frappé soudainement par une crise de panique dans l’ascenseur dont il est sorti avec un profond soulagement. Il s’y était tout à coup senti trop à l’étroit, a-t-il expliqué ! Le soir, il a essayé de se raisonner et de faire un gros effort sur lui-même pour redescendre en ascenseur, mais l’expérience a été encore plus éprouvante ; la même angoisse insupportable d’être à l’étroit. Qu’à cela ne tienne, il a commencé à prendre les escaliers pour se rendre à son bureau, seulement au quatrième étage heureusement. Cela a duré ainsi pendant plusieurs mois. Ses collègues et ses amis se moquaient un peu de lui, mais tout le monde compatissait devant son inexplicable anxiété. La situation est devenue plus compliquée quand il a commencé à se sentir incommodé dans son bureau aussi, devenu trop étroit à son goût. Dès qu’il s’y installait le matin, malgré sa motivation pour les projets qu’on lui confiait, il attendait impatiemment d’en sortir le soir. Le psychologue consulté a diagnostiqué une forme de claustrophobie, mais ni les médicaments tranquillisants, ni les exercices de psychologie comportementale, ni les approches cognitives n’ont pu le soulager. Compréhensifs, ses patrons et ses collègues lui ont concédé le bureau le plus spacieux du bâtiment, avec de larges fenêtres. Cela n’a guère servi très longtemps. Il y tournait en rond et cherchait à s’enfuir à la première occasion. Toujours trop à l’étroit ! Cela ne pouvait évidemment pas continuer ainsi. Malgré ses compétences avérées et la sympathie qu’il inspirait à tout le monde, Antoine a perdu son emploi. Il ne pouvait évidemment pas rester chez lui – trop à l’étroit ! – et comme il n’avait rien perdu de son énergie, il s’est mis à chercher une autre profession mieux adaptée à sa phobie : facteur, garde-forestier, berger… il a tout essayé. Mais cela se terminait chaque fois mal. Pour une raison ou une autre, il finissait toujours par se sentir à l’étroit, que ce soit sur les routes, en forêt ou dans les prés. Le problème le handicapait tout autant dans sa vie privée. Plus possible de passer la soirée dans un restaurant, au cinéma ou à un concert. Il se sentait toujours à l’étroit entre quatre murs, au milieu d’une foule. Plus possible de  prendre l’avion, le train ou le métro, et dès qu’il montait dans une voiture, il voulait en sortir quelques centaines de mètres plus loin, tellement il s’y sentait à l’étroit, que ce soit en circulant en ville ou à la campagne. Comme les difficultés s’aggravaient sans cesse, un des différents spécialistes qui le suivaient depuis le début de ses crises lui a conseillé de prendre une année sabbatique pour voyager : il a ainsi pu gravir les plus hautes montagnes, parcourir les déserts les plus sauvages, traverser les mers les moins fréquentées du globe. Peine perdue ! La pénible impression de se trouver à l’étroit le reprenait après quelques jours sur le nouveau site, au désespoir de ses guides. De retour chez lui, où il vivait à l’air libre dans le jardin et dormait à la belle étoile sur le toit par tout temps, il a essayé de tromper au jour le jour sa claustrophobie en se promenant sans arrêt dans le quartier. Les voisins étaient un peu intrigués par son curieux mode de vie et par ses incessants allers et retours. Notamment une vieille institutrice à la retraire avec qui il avait sympathisé et à qui il avait raconté son histoire. Après tous les psychologues, psychiatres, psychanalystes, neurologues, sophrologues qu’il avait consultés toutes ces années, c’est elle qui a établi le bon diagnostic : « Ce n’est pas le monde qui vous semble trop étroit, mais la vie ! ». Et elle lui a alors donné un roman; il ne se souvenait pas en avoir jamais lu.

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