10. La musique adoucit les moeurs

C’était au plus fort de la pandémie. Comme dans beaucoup d’autres pays, le gouvernement avait décrété l’état d’urgence et imposé le confinement le plus strict à toute la population. Les cafés, les parcs, les magasins, les banques, les bureaux, les usines, tout était fermé. On ne pouvait sortir de chez soi que pour aller rapidement acheter de l’alimentation ou des médicaments à proximité, de préférence équipé d’un masque et de gants, en se tenant à distance des rares personnes qu’on risquait de rencontrer en chemin. Certains étaient angoissés au point de ne pas même porter les yeux sur les autres passants, comme si le virus se transmettait aussi par le regard. La police arrêtait systématiquement les personnes qui circulaient à pieds ou en voiture pour leur demander les motifs pour lesquels elles étaient dehors et les renvoyer chez elles avec une amende s’ils n’étaient pas valables. Les gens restaient donc enfermés à la maison à tourner en rond, à regarder sans interruption la télévision en alternant les infos sur le nombre de contaminés et de morts en augmentation exponentielle dans le pays comme dans le monde, et les anciens films comiques et émissions de divertissement que toutes les chaînes passaient en boucle. Les parents essayaient tant bien que mal d’occuper et de calmer les enfants qui devenaient fous dans les appartements à voir les parcs vides et le soleil briller de l’autre côté des fenêtres. Les plus positifs et courageux s’étaient préparés, quand ils en avaient l’occasion, à poursuivre leurs activités professionnelles et leurs relations sociales grâce Internet. Au fur et à mesure que le couvre-feu se prolongeait, ils se sont pourtant eux aussi découragés en prenant la mesure, après avoir passé plus de dix, quinze heures par jour devant leurs écrans, des limites des échanges virtuels avec leurs proches, leurs collègues ou le genre humain en général. Cependant, dans la ville complètement et désespérément morte, un seul endroit semblait avoir échappé à la désolation et était resté habité : la grand’place ! S’y étaient rassemblés en petits groupes des dizaines de clochards, de mendiants, de vagabonds, de migrants sans-logis qui n’avaient plus aucune raison d’arpenter les rues désertes et les banlieues bouclées pour y faire la manche ou y trouver un abri. Ils avaient ainsi pris leurs quartiers dans cet îlot où ils déambulaient à leur guise sans aucune protection ni aucune précaution. Ils y avaient empilé leurs sacs qu’ils trimballaient généralement partout, installé les caddies qui leur servaient de moyen de transport, étalé leur couchage qu’ils ne devaient plus faire et défaire à tout bout de champ. Quelques-uns avaient soulevé du sol une des lourdes taques de fonte pour descendre dans les égouts qu’ils s’étaient donc appropriés aussi. Les laissés-pour-compte étaient maintenant chez eux sur cette prestigieuse place où ils étaient habituellement personae non grata, et ils semblaient heureux de pouvoir profiter librement de tout cet espace. Sous les effets de l’alcool ou de la drogue, plusieurs de ces misérables chantaient et dansaient, y compris un handicapé dans son fauteuil roulant entraîné par les autres. Tôt ou tard, la police allait certainement intervenir en force pour déloger ces derniers habitants visibles de la ville. On raconte que des agents avaient déjà tenté de le faire, mais qu’un vagabond les avait menacés en prétendant qu’il était atteint du virus et qu’il leur cracherait au visage s’ils s’approchaient. C’est dans cette ambiance de fin du monde, de cataclysme en suspens, que se sont fait entendre de loin des klaxons tonitruants. Les occupants de la grand’place ont d’abord eu peur que ce ne soit les sirènes des camionnettes de police, mais ces avertisseurs étaient plus chaotiques, plus joyeux surtout, comme ceux des gigantesques voitures que l’on voyait dans les anciennes comédies américaines. Progressivement le bruit s’est intensifié, rapproché, ainsi que le son rythmé d’un air de rock-and-roll des années soixante diffusée à tue-tête. D’une ruelle adjacente a tout à coup déboulé sur la grand’place une vieille Cadillac décapotable rose avec deux genres de hippies à son bord et des haut-parleurs attachés à l’arrière. Pendant qu’elle effectuait à toute allure le tour complet du rond-point – on entendait crisser les pneus malgré la musique assourdissante de Bill Halley – la passagère, debout sur son siège, faisait de grands signes et lançait des baisers à tous les joyeux paumés qui regardaient en applaudissant. La Cadillac rose est repartie aussi vite qu’elle était arrivée, laissant un grand silence derrière elle après les derniers échos de « Crazy Man Crazy ».

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