1. Il y a toujours plus malheureux que soi

Voilà longtemps que Jacques et Valentin se connaissent, qu’ils se voient presque tous les jours, qu’ils échangent des nouvelles sur la météo qui ne connaît plus les saisons, sur le monde qui devient fou, ou sur eux-mêmes, leur santé ou leurs projets pour le week-end. Ils ont à peu près le même âge, le début de la soixantaine. Jacques paraît cependant plus vieux – est-ce à cause de sa calvitie, de ses lunettes, de ses traits tirés ? – alors que Valentin semble au mieux de sa forme, toujours de bonne humeur. On ne peut pas dire qu’ils soient vraiment des amis, mais s’est tout de même créé au fur et à mesure une certaine intimité entre eux deux. Par exemple, Valentin se rend vite compte que Jacques a des soucis, et il l’amène alors discrètement à lui en faire part. Jacques en est arrivé à se confier à lui comme il n’oserait jamais le faire à qui que ce soit d’autres. Pas à sa femme qui est surtout préoccupée par sa carrière politique, par la prochaine réunion du conseil communal, par les commentaires de la presse sur le projet du nouveau tram. Leurs enfants sont loin, maintenant, et se souviennent surtout d’eux quand ils ont besoin d’une petite aide financière ou d’une garderie pour leurs gosses pendant les vacances. Et avec ses collègues du lycée, qui sont à peu près les seules personnes que Jacques rencontre régulièrement, il préfère garder une saine distance de peur de s’immiscer dans leur vie privée, ou inversement. Par contre, sans qu’il ne sache pourquoi, il est en toute confiance avec Valentin qui se montre attentif, compréhensif, compatissant même, et qui trouve toujours le mot juste pour l’encourager à prendre la vie, plus particulièrement sa vie du bon côté. De fil en aiguille, Jacques lui parle de ses inquiétudes, de ses frustrations, mais aussi de ses rêves les plus secrets. Il vient même de lui avouer qu’il nourrissait l’espoir d’un jour tout abandonner, femme, famille, boulot, pour vagabonder par monts et par vaux, pour vivre à l’air libre, pour profiter du temps qui passe. Valentin a approuvé. Malheureusement leur conversation a tourné court parce que Jacques a dû partir précipitamment pour ne pas faire attendre ses élèves. Il a tout juste eu le temps de jeter une piécette dans le gobelet que Valentin, assis par terre sur le trottoir, avec son vieux chien et ses sacs en plastique, tient posé devant lui.

[Merci pour votre avis : jmdefays@uliege.be]