L’Année de la Retraite

Mercredi 17 avril :
L’organisation du colloque à mon honneur (ou plutôt à l’occasion de mon départ), puis aussitôt après, de ma mission à Montréal pour y donner une dernière conférence me procurent certainement mes ultimes stress et inquiétudes professionnels. Est-ce la preuve que ce métier me passionnera jusqu’à la fin, que je sois angoissé aujourd’hui comme je l’étais il y a 40 ans ? C’est peut-être aussi le signe que l’âge ne me rend pas plus philosophe, sur ce plan en tout cas, mais au contraire plus fragile et anxieux (voir une précédente chronique) ? Je me sens parfois comme un vieux chevalier sans armure ou bien un escargot hors de sa coquille. Cela me rappelle la réflexion que je me suis souvent faite qu’il y a deux manières de vivre les périodes difficiles, en prenant les événements soit par le haut, soit par le bas. Par le haut, on s’efforce de les organiser et de les contrôler – ce qui serait ma première réaction, parfois irrésistible – et c’est un épuisant combat de tous les instants, inévitablement voué à l’échec car l’imprévisible a toujours le dernier mot. Par le bas, on se met au contraire au service de ces événements, sans s’en tenir pour responsable, en se contentant – après leur avoir donné la chiquenaude initiale – de les accompagner comme on mène une barque, un petit coup de rame à gauche, un petit coup de rame à droite, mais c’est le courant qui fait le travail. On en revient au non-agir dont il a déjà été question ; l’humilité en tout cas peut être plus efficace, et certainement plus sage, que l’ambition et l’agitation.

Mardi 16 avril :
Cassian, médecin-philosophe, et moi, philologue-hypocondriaque, nous avons l’habitude de nous rencontrer une fois par an dans le même restaurant pour discuter des mêmes questions avec le même bonheur. Après avoir échangé quelques nouvelles sur ce qui nous serait arrivé entre-temps, nous en venons rapidement à dialoguer à bâtons rompus sur ce qui nous passionne l’un et l’autre : le monde, la science, la société, l’art, la littérature, la vie. Les sujets s’approfondissent, se succèdent et s’entrelacent au rythme spontané et imprévisible de la conversation qui nous inspire autant de savantes considérations que de frivoles élucubrations. J’ai ensuite bien des difficultés à me rappeler tout ce que nous avons peu nous dire, et encore moins ce que nous avons pu manger – certainement savoureux – au cours de ce long repas. Je crois me souvenir cette fois que nous étions à un moment donné d’accord sur notre impression de vivre une révolution culturelle, une version certes plus douce mais aussi radicale que celle que les Chinois ont connue dans les années soixante. Sans clouer leurs aînés au pilori ou les envoyer dans des camps de rééducation, les jeunes désavouent superbement ou paresseusement leur culture. C’est à une véritable tabula rasa de l’histoire à laquelle nous assistons à voir son ignorance assumée voire revendiquée que manifestent par exemple nos étudiants respectifs (Cassian me raconte que certains des siens, de futurs médecins, n’ont jamais entendu parler de Charlie Chaplin, n’ont même jamais vu un film noir et blanc !). Alors que, lorsque nous avions leur âge et aussi la même envie qu’eux de prendre nos distances avec la génération précédente, nous avions tout de même le sentiment de participer au même monde… depuis l’époque classique, pourrais-je dire. Homère, Socrate, Virgile, Chrétien de Troyes, Rabelais, Cervantès, Montaigne, Shakespeare, Descartes, Pascale, Molière, Rousseau, Stendhal, Balzac, Zola, Hugo, Gide, Sartre, pour ne citer que quelques noms au hasard, étaient des nôtres autant que nos contemporains directs, sans solution de continuité. Nous les apprenions, nous les lisions, nous en parlions que ce soit pour les commenter, les contester ou nous en inspirer. Aujourd’hui, pour beaucoup de jeunes gens, ces écrivains, penseurs, savants sont devenus des étrangers, autant que Confucius, Averroès ou Sitting Bull, appartenant définitivement à un autre monde, celui du passé révolu sans rapport avec le présent aussi obsessif que borné. Ne s’y intéressent plus que ceux dont l’histoire est la spécialité disciplinaire ou un passionnant hobby ; pour la plupart des autres, l’histoire commence avec la leur, aussi intelligents et impliqués soient-ils, et se terminera probablement avec eux aussi.

Dimanche 14 avril :
Je viens de terminer les Entretiens de Cioran. Chaque fois que je le lis et relis, je partage la même conviction qu’effectivement, il n’y a rien à garder, rien à espérer du monde, de la civilisation, de l’histoire, de l’avenir, de la littérature, de l’amour, des religions, de Dieu, de l’homme… Rien de rien, tout est démasqué, démystifié, décomposé, détruit, anéanti sous les seuls effets de la pénétration, de la précision et de la concision du verbe aussi cynique que jubilatoire de Cioran. La mort elle-même est niée, même pas la peine donc de se suicider ! Pourtant la lecture de Cioran a toujours les mêmes effets roboratifs sur moi : je me sens emporté non pas par le désespoir, mais au contraire par un grand sentiment de liberté et un grand élan de vitalité. S’il ne reste rien après cette tabula rasa, tout est de nouveau possible, mais sur de nouvelles bases. Quand on touche le fond comme nous y entraîne Cioran, on peut y rebondir pour remonter à la surface et y respirer de nouveau l’air frais. Mais ce qui m’impressionne encore le plus en lisant Cioran, c’est de constater la force irrésistible, pour le meilleur comme pour le pire, que représente l’écriture, ou plus précisément un style qui est capable de détruire le monde mieux que des bombes atomiques comme de donner l’espoir d’en construire un nouveau ou de multiples autres. Chaque (bon) écrivain est un Dieu en soi (« The brain is wider than the sky […] The brain is deeper than the sea […] The brain is just the weight of God », Emily Dickinson), chaque poète – qui fait, défait et refait – incarne à la fois Brahma, Çiva, Vishnu.
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Le colloque que mes collègues organisent bientôt à l’occasion de mon départ – un grand honneur qu’ils me font, un grand bonheur qu’il me donne, même si ces hommages me rendent toujours mal à l’aise – m’oblige à rappeler les grands moments de ma carrière dans mes prises de parole, et à m’en rappeler les vicissitudes en les préparant. Pour constater que ma mémoire est très sélective, et positive : je ne me souviens que des bons moments et peine à me souvenir des pires. Les périodes que je me rappelle avec le plus de plaisir sont les commencements, plusieurs fois répétés : dans ce lycée à Nador (à l’époque une petite bourgade du Rif marocain), pour deux années ; à l’Université de Jyväskylä, en Finlande, pour neuf années ; à l’Université de la Sorbonne puis de Sassari (en Sardaigne), pour respectivement six mois à l’occasion d’une année sabbatique ; aux Universités de Helsinki, de Luxembourg, de Bruxelles où j’ai été professeur invité de nombreuses années ; puis dans toutes ces université dans le monde où je suis allé donné des cours ou des conférences durant une ou plusieurs semaines. J’ai toujours aimé et recherché les nouvelles expériences surtout menées ailleurs. Mon pire souvenir, par contre : mon retour à mon université où mes anciens professeurs et condisciples me faisaient toujours bon accueil quand, professeur à l’étranger, je venais leur rendre visite, mais où j’ai cependant et soudainement été considéré comme un intrus quand j’y suis revenu pour y poursuivre ma carrière. Les choses se sont à petit à petit réglées quand on a constaté que je ne représentais pas une menace pour leur carrière, mais – mis un peu à l’écart – j’ai continué à mener en partie la mienne à l’étranger où j’ai profité de toutes les occasions pour y collaborer et y enseigner. J’ai aussi créé un nouveau département où j’ai recruté de jeunes collègues et mené avec eux des projets inédits. Finalement, ce retour difficile n’a eu que d’heureuses conséquences.

Vendredi 12 avril :
Il y a un moment, au restaurant, à la fin d’une soirée entre personnes de qualité (comment dire autrement ?), quand bien même ce ne sont pas des amis, peut-être même à l’occasion d’une première rencontre, quand on est fatigué d’une longue journée de travail ou du stress d’un projet quelconque, quand on a bien mangé, bu, quand tous les sujets de conversation ont déjà été abordés à bâtons rompus, quand les silences s’approfondissent, quand quelques convives sont déjà partis et qu’on s’apprête à le faire aussi dès que l’on aura fini le pousse-café offert par le patron qui se joint à nous, il y a un moment, dis-je, où une singulière connivence s’établit entre les personnes encore à table, une conviction partagée que, tout compte fait, l’actualité, l’histoire, la réussite, l’argent, l’amour, l’art, la vie, y compris la perspective de la mort, et toutes ces autres choses et événements dont il a été question au cours de la soirée n’ont que l’importance qu’on leur donne, toute relative ce soir en comparaison avec notre complicité et avec notre lucidité aussi essentielles qu’éphémères. Nous le savons tous, et nous savons aussi que les autres le savent, le clin d’œil que nous échangeons au moment de nous quitter finalement en dit long assez.
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Il paraît que c’est au tour à un astronaute japonais à aller se promener sur la Lune ! La belle affaire ! Il m’est vraiment difficile de comprendre et d’accepter qu’un tel exploit fasse la une des journaux sans susciter d’indignation alors qu’il y aurait tant d’autres utilisations plus urgentes et essentielles sur Terre pour toutes ces recherches scientifiques, ces développements technologiques, ces ressources humaines et financières démesurées, face aux calamités dont souffre la moitié de la population (guerres, famines, tyrannies,…) et aux défis qui menacent les prochaines générations (dérèglements biologique, environnemental et climatique,…). Les défenseurs de la recherches spatiales évoquaient naguère l’irrépressible passion de la découverte des être humains qui se sont d’abord aventurés sur les autres continents avant de vouloir le faire sur les autres planètes où il est pourtant clair qu’on ne pourra jamais s’installer (où, en revanche, les nouveaux explorateurs ne risquent pas de décimer une population indigène !). Puis on a fait miroiter les avantages collatéraux de la recherche spatiale pour les avancées technologiques, scientifiques, médicales dont profiterait tout un chacun sur Terre. On sert les mêmes arguments à propos du gaspillage effronté et éhonté de l’organisation de courses de Formule 1 qui profiterait non pas seulement aux intérêts des fabricants de voitures, des producteurs de pétrole, des firmes publicitaires et des médias, mais aussi à l’amélioration de l’automobile de monsieur tout le monde. Je me suis toujours posé la question sur l’intérêt de faire/regarder tourner en rond à 250 km/h. des bolides polluants de 15 millions d’euros qui consomment 45 litres aux 100km alors que l’on nous conseille la prudence et la sobriété sur la route. Une compensation cathartique pour les obsédés de la vitesse ? Aller sur la Lune, n’est-ce pas également une compensation pour les obsédés du progrès, en tout cas un alibi pour se soustraire aux responsabilités de rendre la vie sur Terre possible ? Quand bien même ces entreprises dispendieuses et spectaculaires auraient (eu) quelques retombées positives, elles paraissent maintenant dérisoires par rapport à la situation catastrophique dans laquelle le genre humain et notre planète se trouvent.

Jeudi 11 avril :
Il a des moments, rares mais d’autant plus précieux, où me vient spontanément et soudainement à l’esprit cette pensée bénie entre toutes : « Je ne pourrais pas être plus heureux » ! Ce n’est pas davantage à l’émotion qu’à la réflexion que je dois cette illumination qui s’impose à moi comme une constatation empirique, objective, catégorique quand bien même elle porte sur ma subjectivité la plus intime. Je suis moi-même un peu surpris de cette conviction qui surgit du plus profond de moi-même, comme hors de moi-même, sans que je ne la sollicite ni même m’y attende. C’est seulement après avoir entendu l’heureuse sentence que je m’interroge sur ses justifications qui ne sont pas toujours évidentes. Au contraire, c’est quand rien d’extraordinaire ne l’agite que mon âme, dans la solitude, dans la tranquillité, dans la nature généralement, me rappelle le bonheur que j’ai d’être simplement en vie, sans rien demander d’autre. La vie est un privilège ; pas besoin des scientifiques, des philosophes, des prêtres, pour le savoir : il suffit d’écouter cette voix intérieure, discrète mais vivace, qui l’expression même de la poésie.
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À l’occasion du concours de lecture de l’Alliance française, plutôt que d’assister avec le public et les membres du jury aux prestations successives des concurrents, j’ai préféré la tâche – que les autres organisateurs considéraient comme une corvée – de tenir compagnie à ces lycéens dans un local à part où ils attendaient leur tour après le tirage au sort de l’ordre de passage. J’ai donc passé presque deux heures avec une vingtaine de jeunes gens concentrés et stressés qui relisaient leur texte, ou conversaient à voix basse, ou faisaient les cent pas dans l’allée, ou encore venaient chercher un dernier conseil ou plutôt du réconfort près de moi qui tentais de les tranquilliser et assurais à chacun d’entre eux qu’il allait briller. Après les applaudissements du public qui éclataient de l’autre côté de la porte, je l’ouvrais pour faire entrer le candidat suivant dans la salle. Ce n’est pas seulement parce qu’ils me rappelaient des expériences que j’ai vécues et des émotions que j’ai ressenties moi-même quand j’avais leur âge que ces jeunes m’émouvaient, mais surtout parce qu’ils représentaient à mes yeux un bel échantillon d’une stimulante jeunesse sympathique, talentueuse, entreprenante. Ces deux heures m’ont rajeuni de quarante ans et m’ont surtout rendu quelque espoir pour les quarante prochaines années.

Mercredi 10 avril :
La vie est courte, et elle est devenue encore plus courte depuis que nous sommes obligés de passer plusieurs heures par semaine (parfois par jour !) dans les embouteillages, non seulement parce qu’ils nous volent de précieux moments pendant lesquels nous pourrions nous occuper de nos proches, nous balader dans la nature, travailler à des choses utiles, mais aussi parce que l’exaspération que ces embouteillages nous causent a sans aucun doute des effets néfastes sur notre santé et plus particulièrement sur nos nerfs, et conséquemment sur notre espérance de vie. L’embouteillage est devenu un phénomène de société crucial, ainsi qu’un moment et un endroit emblématiques de notre existence contemporaine. Il annonce probablement que les humains, qui se rassemblent, s’entassent, se bousculent de plus en plus dans les villes, ne vont plus pouvoir y vivre longtemps humainement, plutôt comme des fourmis. Dans ses Entretiens, Cioran raconte une expérience angoissante qui l’a profondément marqué alors qu’il se promenait place de l’Odéon, il y a longtemps déjà, quand il s’est soudain retrouvé entouré, enfermé, assailli par des centaines de voitures, pour conclure : « Et tout ce que fait l’homme finit comme ça. Tout finit par être bloqué. C’est ça l’humanité, l’aspect tragique de l’histoire » (p. 58)
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À l’enterrement du père d’une collègue hier, on a pu constater de nouveau comme une existence – même aussi longue, riche et heureuse que celle de feu ce très sympathique monsieur – peut se résumer finalement en un exposé de quelques minutes, à l’autel de l’église où avait lieu la cérémonie d’adieu. Famille, amis, travail, voyages, lectures, hobbies… ne sont évidemment que des mots, et reste essentiel mais indicible le bonheur qu’il a ressenti et qu’il a donné aux autres tout au long de cette fructueuse vie qui s’est terminée il y a quelques jours, rapidement, paisiblement, comme on peut le souhaiter à tout le monde, soi y compris. Le ciel était bleu, le soleil généreux et la campagne rayonnante autour du cimetière au moment de l’inhumation. Nous nous sommes ensuite tous rendus dans la maison familiale pour boire un verre de bière en hommage au défunt, comme il en avait explicitement exprimé le souhait, dans une ambiance conviviale. De retour chez moi après cet enterrement, j’en suis aussi parti pour me promener seul sur les Coteaux avec le chien et un livre dans mon sac à dos pour passer la soirée sur un banc au milieu des arbres pendant que Clara a joué avec son bâton.

Mardi 9 avril :
Les heures passées à travailler dans son jardin au soleil, comme celle hier, valent bien celles consacrées au bonheur de la lecture ou au recueillement de l’écriture, et rachètent des trop nombreuses autres heures gaspillées à accomplir des corvées administratives aussi proliférantes qu’abrutissantes. Pas étonnant que « cultiver son jardin », aussi bien le fait que le concept, ait inspiré tant de sages, rêveurs inconnus ou célèbres philosophes. Quand on ne s’est plus occupé de son jardin depuis longtemps, ce qui est mon cas durant l’hiver, on ressent d’abord un profond découragement devant l’ampleur de la tâche dont on craint de ne jamais voir la fin, ce qui est effectivement vrai : « cultiver son jardin » est une activité incessante. Puis, après une heure à arracher les mauvaises herbes, à tailler les haies, à biner les parterres, on se fait à l’idée – point de départ de toute sagesse – qu’il n’y a pas de but ultime à atteindre, mais un travail patient, méticuleux, modeste auquel se livrer sans autre justification qu’il est nécessaire, et à y trouver son bonheur indépendamment des résultats qui resteront imparfaits, précaires et provisoires.
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Il ne suffit pas d’être sensible, raisonnable et bienveillant pour être sage ; faut-il encore accepter que tout le monde ne le soit pas, et pourvoir fréquenter des brutes, des imbéciles et des fripouilles sans en être autrement perturbé. Pour ma part, quand je rencontre de telles personnes, je ne peux m’empêcher soit de me scandaliser devant ces inacceptables insultes au bon sens, à la bonne foi, à la bonne volonté les plus élémentaires, soit de croire que les auteurs de ces comportements aberrants sont des sages qui s’ignorent ou qui se révèleront bientôt, qu’il suffit de les y encourager. Signe que ce n’est pas demain que je deviendrai moi-même sage ! Un autre signe étant certainement ces jugements à l’emporte-pièces que je commets ainsi entre les « bons » et les « méchants » – individus, gestes, propos ou esprit – en ignorant que plusieurs personnes doivent m’avoir jugé un jour ou l’autre brute, imbécile ou fripouille, à juste titre probablement. La sagesse n’est-elle pas plus relative que la barbarie qui, elle, ne fait aucun doute quand elle a lieu ou s’incarne dans un tyran ou un tortionnaire?

Lundi 8 avril :
C’est une telle évidence que la vie n’a de sens que biologique! Une bactérie, un poulpe, une libellule, une mésange, une girafe, un chien, un humain n’ont aucune autre justification que celle de vivre et de survivre, donc aucun autre objectif que de maintenir et de propager leur espèce et la vie en général. Basta ! Il n’y a que les humains pour se poser des questions superflues et de leur donner des réponses oiseuses concernant le « sens de la vie », probablement pour occuper leurs loisirs depuis qu’ils ne doivent plus s’escrimer pour vivre et survivre, à moins de s’adonner à d’autres occupations telles que regarder la télévision en boucle, amasser ou dépenser le plus d’argent possible, aller se promener sur la lune ou déclarer la guerre à leurs voisins, tandis que d’autres font de la musique, de la peinture ou des vers, décrivent dans le détail la nature, soignent ou éduquent leurs congénères, militent pour un monde meilleur. Dans tous les cas, la question n’est donc pas de chercher le sens de l’existence, mais de lui en donner un, chacun à sa mesure, pour satisfaire un tant soit peu notre conscience anxieuse qui sinon nous empêche de vivre ! Pour résumer : notre intelligence qui nous a permis de connaître la mort et ensuite de la sublimer par la culture, bref, à faire de nous des êtres vivants supérieurs aux autres qui sont restés insouciants et heureux (peut-on le supposer ?), cette intelligence devrait maintenant servir à lutter contre ses propres effets pervers. Je ne parle pas seulement de la pollution, de la déforestation, de la surpopulation, la destruction de la biodiversité et du réchauffement climatique, mais aussi de notre besoin de sens aussi insatiable et dérisoire que désespéré.
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Peut-on vraiment parler de la vie, au singulier, de quelqu’un et notamment de la sienne alors que nous vivons en fait de manière discontinue des périodes, des jours ou des heures, brefs des fragments isolés qui se succèdent dans le désordre, celui du hasard des circonstances et des réactions imprévues d’autrui, mais aussi de nos sentiments mêlés, de nos connaissances lacunaires, de nos intentions velléitaires, de nos impulsions incontrôlables, l’ensemble constituant un kaléidoscope que le destin secoue à chaque occasion. Ce n’est qu’a posteriori que l’esprit et surtout l’imagination, sur base des témoignages d’une mémoire sélective et défaillante, tentent à tout prix de donner du sens (psychologique, chronologique, moral, logique, religieux, philosophique) à ce déroulement dans l’espoir de l’expliquer, de le justifier, d’en prévoir la suite. C’est seulement quand nous étions enfants que nous vivions au jour le jour sans nous poser de questions, comme les animaux dont la fréquentation nous soulage une fois adultes de notre préoccupation de systématiser notre vie. Cioran a raison de dire que seules la pensée et l’écriture fragmentaires permettent de rendre compte avec liberté et probité de l’expérience forcément incohérente et contradictoire de la vie (Entretiens, p. 23). Je ne vois d’ailleurs pas comment je pourrais parler de moi autrement qu’en tenant un journal où je pourrai dire demain le contraire d’aujourd’hui. Le roman autobiographique que j’ai naguère commis (Rue des Trois Limites, sous le pseudonyme de Franc Adam-Jeyes) n’est finalement composé que de fragments mis bout à bout comme un puzzle chaotique.

Dimanche 7 avril :
Comment expliquer ce paradoxe ?!? D’un côté que j’appellerai par simplicité « intellectuel » ou « philosophique », je pense être de plus en plus détaché, serein, libre de toute nostalgie, angoisse, espérance intempestives à propos de la vie dont je reconnais l’importance toute relative des aléas et dont je n’attends plus rien – je pense qu’elle m’a déjà suffisamment donné – si ce n’est de pouvoir en profiter en pleine conscience le plus longtemps possible. Je dois probablement cette forme de sagesse autant à l’expérience de l’existence et à l’approche de son terme qu’aux réflexions que cela m’inspire. De l’autre côté, « émotionnel » ou « psychologique » dirons-nous, j’ai l’impression d’être en revanche de plus en plus anxieux, pessimiste, fragile, comme si une pluie d’épées de Damoclès menaçait de s’abattre sur moi à tout moment, alors que naguère, pourtant pressé par maintes contraintes et projets, j’étais plus confiant dans l’avenir. Mais qu’ai-je encore à craindre aujourd’hui ? Les problèmes de la vie quotidienne ne sont plus guère compromettants et l’inévitable déclin de la santé – encore peu incommodant – ne peut conduire au pire qu’à la mort, que je conçois alors comme une délivrance le moment venu, et entre-temps comme une garantie de liberté. Ces deux évolutions contraires sont-elles complètement indépendantes, autant que le cerveau et le cœur sont deux organes distincts ? Ce ne serait pas la première fois qu’il faudrait constater des contradictions entre ce que nous pensons, ce que nous ressentons et que nous faisons finalement. Ce serait encore pire de constater que réflexions et émotions soient inversement liées, que l’on perd d’un côté – l’insouciance – ce que l’on gagne de l’autre – la conscience*. Leur point commun restant que l’on ne peut guère davantage s’empêcher de réfléchir que de ressentir.
* « Il est évident que la conscience est vraiment l’ennemi de la vie. » (Cioran, Entretiens, p. 91)

Samedi 6 avril :
J’ai d’abord pensé que je n’aurais rien à raconter ce matin, puis je me suis rendu compte en y réfléchissant davantage que plusieurs non-événements méritaient tout de même d’être épinglés pour avoir rendu la journée d’hier mémorable. Dans l’ordre chronologique : (a) J’avais reçu avant-hier l’avis qu’une lettre recommandée m’attendait au bureau de poste. À mon habitude, j’ai imaginé le pire jusqu’au moment où j’ai pu enfin ouvrir hier matin l’enveloppe qui ne contenait aucune nouvelle tragique (c’est déjà ça !), mais un rappel de l’administration italienne à payer une taxe datant de 2018 – avec une conséquente pénalité de retard ! – relative à ma maison en Italie vendue depuis 2021 déjà. J’étais à mille lieues de prévoir que ce passé méditerranéen ressurgirait ainsi ici par une matinée de pluie. La lenteur et l’obstination de la bureaucratie italienne m’ont fait sourire, mais pas le montant qu’elle me réclame ! (b) Avant de remonter dans ma voiture stationnée le long du trottoir, j’y croise par le plus grand des hasards la jeune femme qui s’est portée candidate avec son mari ou ami (?) pour racheter la maison familiale que je mets en vente à Aywaille, et qui me confirme leur enthousiasme et leur intention alors que je me demandais s’ils n’avaient peut-être pas changé d’avis depuis leur dernière visite. Me voilà – un peu – rassuré ! En tout cas, le télescopage entre le souvenir d’une maison vendue et le projet d’une maison à vendre est curieux ! (c) J’ai passé la soirée avec une vieille amie qui voulait connaître mon avis sur des peintures qu’elle souhaite bientôt exposer lors d’un salon pour artistes amateurs. Elle est arrivée au café où nous nous sommes fixé rendez-vous avec une grosse valise pleine de tableaux qu’elle m’a montrés l’un après l’autre. J’ai surtout été impressionné par la passion et la détermination de cette dame plus âgée que moi pour sa nouvelle passion. Est-ce parce que la vie ne l’a pas ménagée qu’elle est animée par une telle volonté de vivre et d’entreprendre ? Je suis rentré à la maison un peu saoulé par toutes ses histoires, mais stimulé par son énergie communicative. (d) En zappant distraitement d’un programme à l’autre à la télévision avant de monter lire dans mon bureau, je tombe par hasard sur un reportage qui se terminait à propos de Jacques Brel. Je suis aussitôt emporté par la vive et profonde émotion que je ressens à réentendre plusieurs de ses chansons et interviews. Je constate que Brel, comme Brassens, Ferrat, Moustaki, Mouloudji, Béart, Nougaro et quelques autres, sont comme des membres de ma famille qui me manquent beaucoup. Je les ai écoutés en boucle (à l’époque des audiocassettes) à l’arrière de la voiture de mes parents sur la route des vacances, seul dans ma chambre, au café avec mes copains… Que ne dois-je pas à Brel depuis l’époque où, adolescent, je me posais tant de questions : l’exemple de sa liberté, de son courage, de sa fragilité, de son désespoir, de sa passion… ? (e) Frustré par ma dernière lecture (Les Yeux de Mona), je prends au hasard (de nouveau !) un ouvrage dans la pile de ceux qui patientent depuis leur achat dans une librairie ou une brocante quelconque : une collection d’entretiens de Cioran ! Autant Brel est un frère pour moi, autant Cioran est un maître. Je l’ai toujours beaucoup lu et je me trouve de nouveau subjugué par son intelligence, son impertinence, sa sombre vitalité dès que je tourne les premières pages de cet ancien recueil dont je pourrais souligner une phrase sur deux autant pour sa subtilité que pour sa force ! Je referme le livre à contrecœur pour enfin dormir, mais je l’ai rouvert dès mon réveil quelques heures plus tard.

Vendredi 5 avril :
Bien que je ne pense pas vivre ni avoir vécu toutes ces années reclus dans une grotte, j’ai parfois l’impression de ne connaître personne par rapport à certains interlocuteurs qui s’étonnent que je ne souvienne pas du nom de Brian Untel ou de Cynthia Unetelle, selon les cas des peintres, musiciens, écrivains, acteurs, sportifs, intellectuels, politiciens, ou autres personnalités internationales ou locales actuellement bien connus par tout le monde… sauf par moi, manifestement. Ce qui donne l’occasion à ces interlocuteurs de dresser le « who’s who » du domaine concerné pour sonder mon degré d’ignorance. Peut-être est-ce un simple problème de mémoire, dont j’ai de plus en plus souvent à me plaindre, même si elle n’a jamais été bonne à ces inventaires ? Est-ce parce que je passe effectivement peu de temps à lire les journaux et à écouter les nouvelles à la radio ou à la TV, ou que je participe peu à des conversations sur les célébrités à la mode, du coin ou du monde ? Je me demande aussi si ce n’est pas une attitude – plus ou moins instinctive, plus ou moins consciente, plus ou moins coupable – de me tenir à l’écart du monde extérieur qui menacerait mon monde intérieur, ou en tout cas m’en distrairait ? Je préfère choisir mes célébrités, ou laisser le hasard les choisir, plutôt que de me fier à l’opinion publique que je mets en doute par principe, je l’admets volontiers. « Les trompettes de la renommée son si mal embouchées… »
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Qu’est-ce qui reste d’une vie ? Belle question que je trouve par hasard dans mon livre et que je me pose aussitôt pour mon propre compte. En levant la tête de mon écran, je vois alignée sur l’étagère devant moi une belle collection de bibelots et de figurines que j’ai ramenés de mes nombreux voyages à l’étranger lors de ma carrière. Ces objets, qui témoignent de cinquante années de missions, de projets, de rencontres, n’ont de valeur que symbolique. Ils termineront probablement un jour dans une caisse, puis à la brocante ou aux ordures. Mes livres, scientifiques ou plus personnels, ne valent guère mieux. Si jamais ils ont été lus et appréciés, ils sont déjà ou seront bientôt oubliés, alors que je les ai d’abord écrits pour laisser une trace de mes connaissances, de mon expérience, de mes valeurs, de mes passions. Combien de retraités me parlent de leur famille qui les survivra et dont ils s’occupent entre-temps ? Je n’ai malheureusement pas cette chance de pouvoir espérer me perpétuer encore dans mes (petits) enfants qui ne sont manifestement plus intéressés par une telle filiation. Peut-être ai-je eu davantage d’influence, de manière subtile et diffuse alors, sur quelques-uns de ces milliers d’étudiants, de stagiaires et jeunes collègues que j’ai pu fréquenter et peut-être inspirer au cours de ma carrière ? J’en croise parfois certains dont je me souviens pourtant à peine et qui m’expriment une reconnaissance qui me semble sincère (et qui me met d’ailleurs mal à l’aise). Ce n’est pas que je sois prétentieux au point d’espérer des funérailles nationales le moment venu, mais en tant qu’enseignant, dont la vocation et le privilège sont précisément de transmettre, je serais simplement heureux d’avoir pu semer ne serait-ce que quelques petites graines, pour reprendre la métaphore de Thích Nhất Hạnh, dans l’esprit de quelques-uns, qui pourront germer un jour ou l’autre et même peut-être en atteindre indirectement d’autres. Aussi aurais-je apporté ma modeste contribution à un monde meilleur et à des gens plus heureux. Que demander de plus ?

Jeudi 4 avril :
Je n’avais plus mis les pieds dans un tribunal depuis le jugement d’adoption plénière de mon fils Rémi, il y a 30 ans donc. Je me souviens encore de mon exaspération devant la juge qui avait reporté sa décision parce qu’elle estimait le dossier incomplet ; nous avions dû nous y reprendre à plusieurs fois. Hier, c’était pour une simple question de loyers impayés par un ancien locataire que j’y ai été convoqué, et je m’y suis rendu plus par curiosité qu’avec l’espoir de récupérer l’argent perdu, et que je ne récupérerai jamais puisque le débiteur indélicat ne répond pas à l’avocate chargée de la médiation et semblerait s’être volatilisé (bien que je l’aie entraperçu récemment à la terrasse d’un café). Peu importe ! En attendant mon tour de passer devant la juge, une personne aussi courtoise que rigoureuse, j’ai pu entendre d’une oreille discrète les justiciables et leurs avocats qui s’adressaient successivement à elle. Sans expérience en la matière, je me suis rendu compte que la vulnérabilité de tout un chacun face à la justice est comparable à notre impuissance devant la médecine. Dans l’un ou l’autre cas, la vie peut se montrer du jour au lendemain difficile, injuste, cruelle, et on a alors l’impression que lorsqu’on a mis un doigt dans l’engrenage des problèmes, c’est pour ne plus en sortir. Dans l’un et l’autre cas, on redoute le verdict du juge et du médecin qui peut être salvateur ou terrible, parfois définitif aussi conciliantes et aimables soient les personnes qui incarnent ces rôles. J’ai croisé des hommes et des femmes pleurant de soulagement ou de désespoir en sortant du tribunal, comme d’autres dans les couloirs de l’hôpital.
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Sale temps pour les modérés ! Que ce soit dans les médias ou les conversations banales, je constate avec effroi que, de plus en plus souvent, la discussion tourne court parce que les interlocuteurs qui ne sont pas d’accord – ce dont on peut se réjouir – se radicalisent aussitôt. Pas moyen de questionner, de nuancer, de relativiser non seulement l’opinion de l’autre personne, mais la sienne propre pour approfondir et affiner la réflexion dans l’espoir d’une conciliation. On attend maintenant de tout citoyen de se positionner complètement et définitivement POUR ou CONTRE tel parti ou décision politiques, tel pays belligérant, tel projet de société, telle option philosophique,… sans condition ni hésitation. Ce manichéisme conduit non seulement aux aveuglements et aux conflits, mais aussi aux extrêmes que l’on prétend paradoxalement contester. Or ce n’est pas parce que l’on désapprouve certains excès d’un côté que l’on doit en accepter ou excuser de l’autre ! Cette tyrannie de la simplification radicale touche même le vocabulaire : il suffit d’un mot pour se faire lyncher si d’aucuns y voient une prétendue forme de racisme, de sexisme, de terrorisme, de fascisme, ou d’autres partis pris condamnables à l’insu de la personne concernée. Je dois avouer que lorsqu’on aborde certains sujets, je deviens maintenant prudent, que je parle alors comme on marche sur des œufs. Mais l’auto-censure n’annonce-t-elle ou ne masque-t-elle pas des formes de censures plus dommageables ?

Mercredi 3 avril :
Je me suis longuement arrêté hier devant ce graffiti sur le mur d’un couloir de l’université : « Au moins, tu es vivant ! », en me questionnant sur le « au moins ». « Ta vie peut être pourrie et le monde tout autant, réjouis-toi d’être vivant ! », n’est-ce pas cela ce que le jeune étudiant à voulu signifier à ses condisciples qui hantent les même lieux ? Faudrait-il être fou pour en demander davantage par les temps qui courent ? Et dire aussi que, malgré des conditions problématiques ou misérables, il y a toujours moyen de profiter du seul et simple fait d’être en vie qui se suffit à lui-même, sans autres ressources au présent, sans espérances pour l’avenir ? À la réflexion, je me dis que ce slogan m’est aussi destiné même si je n’ai plus l’âge, depuis longtemps, de l’auteur de ce graffiti et de la plupart de ses lecteurs. Quand je compare avec le destin de nombreux de mes contemporains directs, parents, collègues, amis, voisins, connaissances…, je prends conscience de la chance inouïe que j’ai eue jusqu’à présent d’avoir évité les maladies, les accidents, les deuils, les drames auxquels beaucoup ont été confrontés, auxquels plusieurs ont succombé. Je me dis souvent, un peu honteux et inquiet d’une telle chance (mâtinée certes de multiples et divers revers et décomptes) que je suis passé entre les gouttes, sans plus de mérite que d’explication.
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Les ultras-riches intéressent décidément les médias ces jours-ci ; il faut dire que l’avenir de l’humanité et de la planète dépend maintenant d’eux ! Un journaliste a expliqué tout à l’heure à la radio qu’une demi-douzaine de potentats dans le monde sont plus influents que des chefs d’État, qu’ils pouvaient obliger n’importe lequel d’entre eux, le président des États-Unis y compris, à prendre des décisions à leur profit, que leurs initiatives déterminent déjà largement et conditionneront de plus en plus la finance et l’économie, l’industrie et les technologies, la consommation et le commerce, l’énergie et l’environnement, la communication et la presse, les politiques nationales et internationale, la société, la culture, la médecine, la justice, l’éducation, le savoir (via le financement des universités et des projets scientifiques)… Mais alors, s’ils le voulaient, ces quelques nabab pourraient donc aussi agir sur les guerres, le terrorisme, les tyrannies, l’esclavagisme, les famines, la pauvreté, l’ignorance et tous ces fléaux que les humains infligent aux humains. Or, s’ils ne les arrêtent pas ou ne les empêchent pas, c’est qu’ils trouvent un intérêt – économique puisqu’il n’y a que cela qui les intéresse, tout compte fait – à ce que ces calamités persistent et se répètent. Il suffit de lire des romans policiers pour savoir qu’il faut commencer par se demander à qui le crime profite.

Mardi 2 avril :
Dans une chronique précédente, j’ai décrit l’ambiance d’une journée ou d’une situation en lui associant un musicien ou une de ses œuvres : une matinée féérique avec Debussy, une fin d’après-midi mélancolique avec Brahms, une conversation intime suivant l’Art de la fugue, des plaisanteries amicales au rythme de la Flûte enchantée, etc. En lisant Les Yeux de Mona, dont l’auteur présente des peintres et des tableaux que je connais depuis mon enfance et qui eux aussi, comme les compositeurs précités, m’accompagnent depuis lors assidûment, je constate qu’ils me rappellent inévitablement les périodes de ma vie – en compagnie de mes parents, avec une amoureuse, avec mes enfants ou seul – au cours desquelles je les ai découverts, aimés passionnément, puis retrouvés régulièrement, chacune des peintures agissant comme une « madeleine de Proust ». Je me rends aussi compte que certains de ces tableaux m’habitent définitivement, ou plutôt que je les habite. Je me sens chez moi devant le Montagne Sainte-Victoire de Cézanne, au Moulin Rouge de Toulouse-Lautrec, dans le salon de la liseuse à sa fenêtre de Vermeer, au harem avec Ingres, dans la chambre de Van Gogh, dans la salle de bain de Bonnard, dans le bar d’Edward Hopper, dans les jardins de Van Rysselberghe, devant la mer avec Spillaert, etc. Notre monde n’est-il pas avant tout celui des émotions que l’art, éveillant notre imagination et notre sensibilité, nous a procurées, que la vie et le monde les aient confirmées, renforcées, infléchies, ou non ?
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Au cours de ma lecture plus intéressée que passionnée de ces Yeux de Mona, cette réflexion retient mon attention pour sa pertinence : « Car l’anticipation anxieuse du retour d’un problème à l’heure où tout va bien, à cet instant où la félicité devrait rayonner sans obstacle, rend la vie parfois aussi accablante que l’expérience véritable du problème. La psyché humaine apprivoise bien plus facilement une difficulté présente que son éventualité redoutée. » (p. 307) Je suis soulagé devant de telle considération de constater que je ne suis pas seul à trouver non seulement la vie compliquée mais l’esprit équivoque. Je ne suis manifestement pas « celui qui est gai [et qui] a toujours motif de l’être par cela même qu’il est », dont parle Schopenhauer (Aphorisme, p.14). Un peu plus loin, on est cependant rassuré par sa citation d’Aristote selon lesquels « tous les hommes illustres et éminents sont mélancoliques » (p. 17). Mais je pense tout de même que le bonheur ne peut être complet pour personne, ni le malheur, en compensation. Cela fait inévitablement penser au Yin et Yang symbolisés par ce blanc et ce noir qui s’alternent, s’épousent et s’interpénètrent.

Lundi 1er avril :
Deux mots me tournent dans la tête depuis quelques jours. En fait ce ne sont paradoxalement pas des mots, mais des expressions pour désigner des choses ou des concepts pour lesquels il n’existe justement pas de mots, comme s’ils étaient indicibles. C’est précisément la raison pour laquelle ces expressions me fascinent. La première est « un presque-rien », qui ne peut se définir simplement comme une toute petite quantité, mais plutôt comme l’occasion d’un miracle. L’univers, la vie, l’homme sont des presque-rien – il aurait fallu peu de chose pour qu’ils ne soient rien, si tant est qu’ils soient quelque chose –, et notre bonheur en dépend tous les jours, si on est y très attentif car le presque-rien passe souvent inaperçu et se volatilise aussitôt. L’autre expression, aussi fabuleuse qu’énigmatique, est « un je-ne-sais-quoi », qui ne témoigne pas d’une insuffisance de l’intelligence à saisir ou à expliquer mais au contraire de la subtilité de notre sensibilité qui perçoit au-delà des concepts et des mots. À quelqu’un comme moi qui ne peut s’empêcher d’analyser et de commenter la vie, le monde, les états d’âme qu’ils suscitent, le presque-rien et le je-ne-sais-quoi représentent à la fois le point de départ et d’arrivée de toute tentative d’écriture : c’est l’essence de la poésie comme de la physique, de la biologie et de la philosophie. Pas étonnant que Vladimir Jankélévitch ait dédié un ouvrage au Je-ne-sais-quoi et le presque-rien !
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Un débat télévisé vient d’être consacré aux ultra-riches, cette poignée de personnes et de familles qui détiennent à elles seules la grosse partie de la fortune d’un pays, voire de la planète, et qui à ce titre, se placent au-dessus des frontières, des règlements, des politiques, des cultures, et surtout des aléas de la vie sociale du commun des mortels. Ils peuvent même espérer bientôt outrepasser aussi les limites de la médecine en triomphant des maladies et de la mort. Leur seule hantise est probablement de perdre la raison et le goût de la vie. Car ils sont à plaindre, les ultra-, les méga-, les super-, et même seulement les très riches : avoir trop d’argent est plus terrifiant que d’en manquer ! Même obsédés par leur profit, ils doivent bien un jour se rendre compte que leur argent n’a aucune valeur à côté de ces valeurs qui, gratuites et impayables, seules comptent : le BIEN non mesurable que l’on fait aux autres comme à soi-même ; la BEAUTÉ de la vie qui se trouve partout, hormis peut-être dans leurs collections d’art, à condition d’y être attentif ; et la VÉRITÉ qui n’est pas seulement scientifique ou économique, mais spirituelle et poétique, dont la conscience fait de nous des humains. Non seulement la richesse ne favorise pas ces vrais biens, mais elle en empêche généralement la jouissance qui réclame une certaine sensibilité, humilité, frugalité, disponibilité, aspiration hors de portée de ceux qui peuvent tout acheter, sauf ça.