[Billet du Président, Le Français dans le Monde, n° 419, septembre-octobre 2018]
Les spécialistes de l’Intelligence Artificielle nous ont prévenus : alors qu’il faut au moins trente ans pour devenir un bon neurochirurgien, à peine quelques fractions de seconde suffiront bientôt pour programmer un robot à faire aussi bien voire mieux. Il en sera évidemment de même pour les langues : nous pourrons bientôt tous nous équiper d’une oreillette et d’un micro qui nous permettront de tenir à tout moment une conversation avec un interlocuteur arabophone, sinophone, hindiphone sans passer par de longues et laborieuses études, ni même par l’anglais.
Avons-nous bien pris toute la mesure de l’impact de l’IA sur la pratique et l’apprentissage des langues étrangères? Déjà maintenant le travail des traducteurs se limite assez souvent à revoir, à retoucher et à éditer les textes que leur délivrent tout prêts leurs ordinateurs de plus en plus subtils, savants et efficaces. On n’aura bientôt guère plus besoin d’interprètes non plus. Quant aux enseignants de langues étrangères, à quoi serviront-ils si chacun peut désormais s’exprimer dans sa langue maternelle et être traduit instantanément dans l’une ou l’autre des six mille langues du monde ?
Il est inévitable que l’IA permettra de faire l’économie de l’apprentissage de langues dites « de service », pour des usages utilitaires ou occasionnels. Le rôle et le travail des enseignants de langues et de cultures étrangères en seront tout aussi inévitablement affectés, comme chaque fois qu’apparaissent de nouvelles technologies. Il faudra certainement aussi reconsidérer le principe didactique des finalités et des méthodes communicatives si précisément la communication est prise en charge par l’IA.
Peut-être se souviendra-t-on que, dans les méthodes traditionnelles, la préoccupation majeure des professeurs était l’épanouissement personnel de leurs élèves grâce à l’exercice intellectuel que représente l’apprentissage d’une langue étrangère, et leur enrichissement culturel grâce à l’étude de sa civilisation et de sa littérature. Même si on peut reprocher à ces professeurs de ne guère avoir appris à leurs élèves à pratiquer la langue qu’ils leur enseignaient, ils leur ont inculqué des savoirs probablement aussi importants car les bénéfices de l’apprentissage attentif et patient des langues dépassent les bénéfices de leurs usages pressés et utilitaires.
Avant que nous ne soyons tous munis de prothèses linguistiques, c’est le moment ou jamais de rappeler que l’on n’apprend pas (et que l’on n’enseigne pas) les langues seulement parce qu’elles sont utiles – comme on l’a trop souvent invoqué ces dernières années – mais parce qu’elles sont le fondement même de notre intelligence « naturelle », de nos ressources culturelles, de nos compétences sociales, de nos aptitudes empathiques, de notre finesse psychologique, de notre sens esthétique, de nos questionnements philosophiques, de nos aspirations spirituelles, bref de notre humanité.
Il sera trop tard pour s’en rendre compte quand nous communiquerons – et que nous penserons –comme des robots!