Lhomme : soyez spontanés!

Lhomme fut mon premier professeur de langues à mettre en œuvre les approches communicatives, un moment historique ! On inaugurait en effet cette pédagogie révolutionnaire qui allait bientôt se répandre dans toutes les classes de langues du monde comme étant la seule efficace, estimait-on. Il est vrai que la plupart des enseignants de langues étrangères n’avaient jusque-là guère appris à leurs élèves à les utiliser, non pas par incompétence ou par négligence, mais seulement parce que cela ne faisait partie des habitudes ou des priorités.

Mon précédent professeur d’anglais était un brillant et passionnant philologue à qui plusieurs générations d’élèves doivent avec reconnaissance une estimable connaissance de la civilisation et de la littérature anglo-saxonnes, ainsi que de la grammaire de la langue de Shakespeare, de Chaucer, de Jane Austen, de John Steinbeck, d’Oscar Wilde… qu’il nous appris à traduire et à apprécier des années durant. Par contre ce vieux professeur ne s’est jamais inquiété de nous apprendre à pratiquer fluently l’anglais qu’il ne parlait lui-même d’ailleurs que très peu en classe, et en dehors probablement encore moins.

Mais les professeurs de latin ou de grec, eux, nous enseignaient-ils à parler dans ces langues ? Ces maîtres de la vieille école devaient penser que nous aurions tout notre temps de tirer profit de leur enseignement approfondi de la grammaire et de la culture pour apprendre à communiquer en langue étrangère le jour où nous en aurions besoin. Ils nous avaient donné les bases, effectivement solides, sur lesquelles il nous restait à ériger ensuite les connaissances et compétences utiles en fonction des circonstances de l’existence.

Somme toute, ces anciens professeurs étaient à la fois moins ambitieux – ils ne prétendaient pas nous rendre capables de converser avec les autochtones dès notre arrivée à Londres, à Amsterdam ou à Berlin, où nous ne ne risquions pas de mettre les pieds bientôt – ; et plus ambitieux puisqu’ils visaient des finalités intellectuelles et culturelles qui dépassaient largement l’habileté triviale de comprendre et de se faire comprendre en langue étrangère, savoir-faire qu’ils réservaient à la débrouillardise des globe-trotters.

Ils avaient tort en ce fait que ce n’est pas parce que l’on connaît des principes et des règles, par exemple celles de la grammaire, qu’on est forcément capable d’y recourir en cas de nécessité, par exemple acheter un pain ou demander son chemin en anglais. On sait maintenant que les connaissances (théoriques) et les compétences (procédurales) ne relèvent pas des mêmes systèmes cognitifs, et que les explications seules ne peuvent aider à apprendre à communiquer en langue étrangère, maintenant l’objectif essentiel de tout enseignement linguistique. C’est bien en forgeant qu’on devient forgeron !

Mais s’il est heureux que les élèves ont depuis lors appris à parler (plus ou moins bien) les langues étrangères en classe grâce à de nouveaux objectifs et méthodes, je ne peux tout de même pas m’empêcher de penser que cet enseignement principalement voire exclusivement  instrumental (dans cette discipline comme dans d’autres) s’est aussi imposé au détriment d’une culture humaniste dont on a autant besoin que de compétences pratiques non seulement pour se comprendre mais surtout pour s’entendre entre personnes de langues et de cultures différentes.

Le professeur L’homme était donc un précurseur, malgré son âge déjà bien avancé ! Petit et rond, toujours sanglé dans un complet veston à la mode (je ne sais pas pourquoi je garde le souvenir de lui dans un clinquant blazer pied-de-poule), il se caractérisait par une grosse tête, des yeux globuleux derrière d’épaisses lunettes, une large bouche qui s’ouvrait toute grande sur une encombrante dentition et qui projetait des postillons tous azimuts quand l’éminent angliciste articulait exagérément à notre intention. Pédagogue modèle qui finira sa carrière dans l’inspection et l’administration scolaire, où, comme souvent, plus personne ne pourra profiter de ses talents, il avait le mérite de prêcher la communication par l’exemple. Il ne cessait un instant de nous interpeler, de nous poser des questions, de réclamer notre réaction, tout cela rien qu’en anglais, ce qui plongeait la plupart d’entre nous dans le plus grand désarroi. Et tout cela en courant d’un coin à l’autre de la classe, en mimant systématiquement tout ce qu’il disait, en manipulant sans arrêt son magnétophone, en exhibant des documents qu’il tirait d’une encombrante mallette de médecin. Chaque heure de leçon était ainsi menée tambour battant : pas une seconde de répit entre une saynète, un débat, un enregistrement, un jeu, un exposé, une chanson, un nouveau débat, une nouvelle saynète, etc. Nous devions continuellement nous lever, nous déplacer, nous regrouper, déménager les chaises et les tables, et éventuellement monter dessus pour déclamer comme les speakers de Hide Park Corner ! Nous sortions de ses cours exténués et exaspérés !

Car ses méthodes ne convenaient qu’aux plus extravertis d’entre nous qui s’en donnaient alors à cœur joie. Doués ou pas, cela n’importait guère pourvu qu’ils participent : « participatives » est en effet l’autre nom donné à ces méthodes actives voire hyperactives pour apprendre les langues autant par le corps que par la tête. Le reste de la classe restait calme comme les autres professeurs l’attendaient généralement de nous, perplexe sinon médusé devant autant d’agitation. Et plus Lhomme insistait, plus il nous embarrassait, et plus il nous voyait embarrassés, plus il s’activait pour nous faire parler coûte que coûte, etc. Lui et les autres zélateurs de ces nouvelles méthodes communicatives n’avaient pas encore compris que l’injonction sur laquelle elles reposent – « Sois spontané ! » – est quelque peu contradictoire et que si elle stimule certains élèves, elle inhibe beaucoup d’autres qui se sentent harcelés.

L’histoire de la didactique des cinquante dernières années est souvent passée ainsi d’un extrême à l’autre, ses instigateurs se sentant obligés, pour se faire reconnaître, d’annoncer une révolution et de rompre radicalement avec les méthodes précédentes. Comme un bateau à voile par vent contraire, la pédagogie semble devoir virer systématiquement de bord pour avancer, devoir opposer et remplacer les principes, les approches, les ressources, plutôt que de chercher à les combiner, à les harmoniser et surtout à les adapter aux différentes personnalités et aux différentes situations des élèves et des étudiants qu’on a souvent malmenés chemin faisant !