Le comique et la littérature

[Conférence aux Journées de l’éloquence d’Aix-en-Provence, vendredi 24 mai 2019]

Les rapports entre la littérature et le comique posent une multitude de questions très importantes qui touchent aux principes des fonctions et des fonctionnements des discours dans une communauté donnée. Le partage que fait telle société à tel moment entre ce qu’elle juge comique et sérieux est aussi significatif que le partage, non moins fluctuant, entre ce qu’elle reconnaît comme littéraire parmi les autres types de discours. Toute une série de facteurs entrent en ligne de compte dans la définition du comique et du littéraire – rhétoriques, institutionnels, idéologiques, esthétiques, philosophiques – et, plus précisément, dans la détermination du statut et des activités des membres de la communauté qui pratiquent ces genres de discours.

Les oppositions contestables et contestées, mais bien réelles dans les mentalités entre comique et sérieux comme entre littéraire et non-littéraire ne correspondent bien sûr pas. D’une part, la littérature, dans son sens le plus noble, est « sérieuse », c’est-à-dire digne de considération, autant pour ceux qui l’écrivent que pour ceux qui la lisent, l’éditent, la critiquent, l’enseignent. D’autre part, son caractère gratuit et fictif, qui a suscité de longs débats universitaires et judiciaires, lui accorde une certaine liberté par rapport aux exigences que doivent satisfaire d’autres discours sérieux, scientifiques, journalistiques ou politiques, par exemple. L’analyse des discours et la philosophie du langage ont expliqué ce phénomène en termes de contrat de parole et de conditions de réussite, et on a montré que les trois instances du langage, du sujet et du monde n’entrent pas dans le même type de relations quand le discours est conçu ou reconnu comme littéraire. En ce sens, puisque la littérature ne porte pas vraiment à conséquence, qu’elle confère même une certaine impunité à l’auteur, la littérature n’est pas « sérieuse » non plus. C’est donc une question de point de vue : selon le statut qu’on lui donne, Céline suscitera l’admiration, l’opprobre ou… les rires.

En effet, sous le couvert de la plaisanterie, je peux me montrer insolent, obscène, agressif, raciste, misogyne sans que l’on m’en tienne (vraiment) rigueur, même pas les victimes si je les fais réellement rire. Souvent, la raillerie est d’autant mieux appréciée que le risque est important. C’est pour cela que l’on a célébré Desproges et Bedos, mais que l’on a vilipendé Dieudonné parce qu’il a franchi la ligne rouge, dit-on. La formule « C’est pour rire ! » peut toujours avoir des effets rétroactifs dans nos conversations quotidiennes ou dans les médias, quand on veut neutraliser l’impact de quelques propos hardis que l’on vient d’émettre et dont les auditeurs semblent s’offusquer. Donc le comique désamorce le sérieux parce qu’il a en commun avec la littérature de permettre un débrayage entre les trois instances citées plus haut : le sujet, le langage et le monde, et plus précisément de mettre le langage pour ainsi dire « en roue libre ». « Je plaisante ! » signifie en fait : « Je ne te souscris pas à ce que je dis, ce que je dis ne correspond pas à la réalité, donc ne me prenez pas au mot ! » D’après Freud, ce serait d’ailleurs une des fonctions principales du comique, comme celle du lapsus ou du rêve, que de permettre d’exprimer sans scrupule ni complexe ce que proscrit généralement le discours sérieux, c’est-à-dire contrôlé par l’énonciateur et jugé par l’interlocuteur. Ce qui explique que l’on peut, dans certains cas, se montrer plus sincère en plaisantant qu’en restant sérieux, tant pour chacun d’entre nous que pour le groupe entier. De toute manière, ce bref moment de liberté serait, d’après l’auteur du Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, à l’origine du phénomène du plaisir de rire, comme il pourrait être aussi à l’origine du plaisir de lire – le plaisir étant un point commun essentiel… peut-être est-ce à cela que tient leur potentiel subversif à tous deux ?

Sur le plan formel, on a souvent fait le rapprochement entre le littéraire et le comique, plus précisément à deux niveaux. D’abord, les théoriciens ont eu les pires difficultés à distinguer la figure de style littéraire du jeu de mots comique, qui se ressemblent l’un et l’autre par les libertés qu’ils prennent à l’égard d’un hypothétique discours sérieux, « normal », transparent, selon lequel « un chat est un chat ». Il n’y a rien qui ressemble plus, dans les faits, à une métaphore de Stéphane Mallarmé qu’une métaphore de Frédéric Dard, si ce n’est l’objet de leurs métaphores respectives ; et le calembour, la contrepèterie, l’à-peu-près connaissent des équivalents sérieux. Le sémioticien Jean Cohen s’est employé à opposer fondamentalement le comique et le poétique, l’un visant la discordance et le chaos, l’autre au contraire l’harmonie universelle, pour conclure cependant que l’existence d’une forme d’humour poétique constituait une forte objection à la théorie qu’il venait d’énoncer. Ensuite, la littérature et le comique, par souci d’originalité ou de dérision, mettent généralement en évidence, en question et en ruine (brièvement) les modèles discursifs, génériques, culturels dont ils se servent. Le caractère autotélique est même renforcé dans le cas du comique qui a une obsédante tendance à l’autodestruction. « Ludicité va de pair avec lucidité », l’expression est de Gérard Genette. Umberto Eco s’est d’ailleurs servi de textes humoristiques, plus précisément les contes d’Alphonse Allais, pour analyser à partir de ses contre-exemples comment fonctionne « normalement » la lecture d’un texte sérieux. Mais cette utilisation a contrario, pédagogique, du comique risque d’induire une interprétation strictement parodique et transgressive du discours comique alors qu’on peut aussi constater qu’il n’est pas moins créatif que le discours sérieux.

Si le littéraire et le comique ont donc bien des points communs, on range par ailleurs la littérature comique, au même titre que la littérature fantastique, sentimentale, érotique, policière, sous le label des paralittératures. Les spécialistes parlent de genres perlocutoires dans la mesure où le comique, le fantastique, l’érotique se caractérisent par les fins extralinguistiques, voire physiologiques, qu’ils visent : le rire, la peur, l’excitation sexuelle. Alors que ces finalités – faire rire, faire peur, etc. – explicites et fondamentales, peuvent représenter de puissants stimulants à la créativité, peut-être est-ce à cause de ce caractère expressément réactif que ces littératures sont dépréciées par rapport à la « grande » littérature qui, elle, n’affiche aucune finalité, qui n’en aurait aucune, même pas celle de plaire à en croire certains auteurs. On jugera donc une œuvre comique sur son efficacité (on se réjouira d’avoir beaucoup ri, en la lisant), tandis qu’une autre œuvre littéraire sera appréciée pour ses qualités intrinsèques, pour sa beauté. En ce sens, le littéraire et le comique peuvent paraître opposés : on dira plus volontiers d’une célèbre œuvre comique, serait-ce celle de Rabelais ou de Molière, qu’elle est réussie que belle, comme si le rire neutralisait ses valeurs esthétiques. Inversement, n’est-il pas vrai que plus l’humour est raffiné, moins le plaisir qu’il procure semble relever du comique ? Quand on célèbre Raymond Devos ou Charlie Chaplin par exemple, on rend davantage hommage à la poésie que dégage leur virtuosité verbale ou scénique qu’aux rires qu’ils déclenchent.

Malgré ces difficultés, il existe bel et bien une littérature comique donc il faudrait un jour écrire l’histoire. Même si nous avons déjà à notre disposition une belle collection d’excellentes monographies et anthologies sur le comique au Moyen Âge, à la Renaissance, à l’Âge classique, au XIXe siècle, il reste encore à analyser l’évolution des rapports entre le comique et le sérieux tels qu’ils apparaissent en littérature en fonction des différentes circonstances sociales, politiques, culturelles, idéologiques. À commencer par noter que Kundera estime que le comique a été associé à la naissance du roman, à la suite de l’épopée, en particulier dans la figure, triste bien sûr, de Don Quichotte qui n’est pas un chevalier comme les autres. Malheureusement, les siècles suivants, qui ont pourtant connu de grands humoristes, vont s’évertuer à cloisonner les genres. Classicisme et Lumières obligent, on appréciait le comique comme moyen de défoulement, d’édification ou de combat, mais sans en faire une source de création littéraire légitime et féconde comme cela avait été le cas au Moyen Âge et à la Renaissance. C’est seulement au XIXe siècle que des écrivains et philosophes feront l’éloge du comique et suggèreront d’y recourir pour renouveler l’esthétique et les lettres. Cette réhabilitation du comique en littérature, à laquelle Hugo, Baudelaire, Flaubert, pour ne citer qu’eux, ont apporté leur contribution, va être relancée par les Symbolistes et les Décadents, et portera ses fruits jusqu’aux Surréalistes et à leurs épigones. Quelles que soient les modalités ou les formes sous lesquelles il intervient, le comique participe à part entière à l’histoire littéraire de la Fin du XIXe siècle, aux remises en question, aux désorientations, aux confusions, et aux coups de génie qui la caractérisent. On voit le comique s’infiltrer dans toutes les failles que provoquent ces collisions entre les genres, les régimes et les styles, et finir par contaminer l’ensemble du champ des discours dits « sérieux » pour le régénérer.

Comme si le rôle du discours comique dans la littérature consistait à assurer les transitions entre deux étapes de son histoire, à désigner, à neutraliser par la parodie les discours dépassés, et à annoncer, à préparer, sous le couvert du jeu, l’avènement de formes littéraires nouvelles. L’œuvre d’Alphonse Allais, de Jarry ou de Lautréamont, par exemple, prennent part, dans cette période de crise mentionnée, au réaménagement de l’univers littéraire et culturel.

Après ces considérations sur la littérature comique, qu’en est-il de l’écrivain comique ? À première vue, ce sont les circonstances qui font les écrivains comiques quand les écrivains sérieux en appel à leur vocation, à leur inspiration, à leur génie auxquels ils resteront fidèles en dépit des circonstances, justement. Alors que l’écrivain sérieux peut toujours s’en remettre à la postérité pour reconnaître la valeur de son œuvre, l’écrivain comique, lui, doit absolument attirer l’attention de ses contemporains, quitte à pousser loin l’excentricité ou la provocation pour y parvenir. On distinguerait les auteurs comiques et sérieux par leurs ambitions respectives : la popularité dans un cas, la considération dans l’autre. L’auteur comique dépend donc plus étroitement du contexte pour exercer son art, aussi original soit-il, à tel point qu’il semblerait que le comique ne relève pas vraiment d’une initiative personnelle, d’une instance créatrice, mais qu’il est issu d’une situation commune ou d’une pulsion collective. D’où l’impression de facilité, de spontanéité, de familiarité que doit donner l’auteur comique : on se « laisse aller » au comique comme au rire, alors que les autres formes d’écriture littéraire réclament des efforts, des sacrifices pour se distinguer (dans tous les sens du terme). Le rire étant avant tout un phénomène social, le discours comique a une fonction publique comme le discours pamphlétaire ou politique, la conversation ou de la rumeur, et l’auteur comique serait le porte-parole du groupe auquel il doit son statut et auquel il renverrait l’image déformée. Les auteurs comiques sont d’ailleurs souvent des chroniqueurs, parfois des moralistes. Vu la place qu’occupe la parodie dans la littérature comique, et plus précisément l’oralité sous toutes ses formes, l’humoriste est surtout un transcripteur à la façon des Bouvard et Pécuchet que Roland Barthes a érigé en modèles prototypiques.

Mais ceci n’est qu’un aspect du statut de l’auteur comique, qui doit être corrigé par un autre. Qu’il soit au service d’une cour princière, de la bourgeoisie ou de l’audimat, le comique doit se démarquer de son public, par ses propos, ses opinions, son comportement, son accoutrement, ou d’autres signes distinctifs. Cette singularité fait partie intégrante de son personnage : l’auteur comique a ceci en commun avec l’auteur romantique qu’il est son propre héros, que son œuvre et sa vie sont indissociables, qu’on lui demande d’être comique tout le temps pour être crédibles, comme le romantique devait rester ténébreux tout le temps. Cette contrainte est peut-être à l’origine de la dépression dont souffrent réellement de nombreux fantaisistes. Cette marginalité est aussi essentielle à l’exercice du comique que la convivialité dont il vient d’être question, car c’est d’être différent qui confère l’impunité sans laquelle on tiendrait rigueur au comique des jugements, des critiques, des railleries qu’il se permet sous le couvert de l’ingénuité ou de l’insolence. Les auteurs comiques sont donc au centre du cercle des rieurs sans y appartenir. Souvenons-nous que les amuseurs publiques d’antan, les bateleurs du Moyen Âge ou les comédiens du Roman comique de Scarron, qui installaient leurs tréteaux au centre de la ville, étaient des itinérants toujours considérés comme des étrangers. Comparons cette situation avec celle des fantaisistes qui ont contribué à la Fin du XIXe siècle au succès du cabaret le Chat noir où s’encanaillait toute la société parisienne, et dont la plupart venaient de Province. Le champ d’action de l’auteur comique se situe donc à la fois au centre de l’univers socioculturel vers lequel tout le monde converge, au mépris parfois des distances, des différences, des divisions qu’impose la vie en société, et en marge de cette même société qui ne peut le considérer, quelle que soit sa popularité, comme l’un des siens sous peine de devoir le censurer. Il faut noter l’intéressante similitude entre la position du roi et de son bouffon qui se côtoient en se rejetant : diamétralement opposés, ils sont tous deux placés à la fois dans et hors de l’espace social, l’un au-delà, l’autre en deçà, et ainsi représentent le corps social qu’ils circonscrivent.