Enseignement du français pour l’avenir, mais lequel?

(Discours inaugural au Congrès national des professeurs de français des Pays-Bas, Noordwijkerhout, Amsterdam, 22-23 mars 2019)

Avant tout, je tiens à féliciter les organisateurs de ce congrès. D’abord pour leur indispensable initiative : les congrès sont fondamentaux pour la motivation et la mobilisation des enseignants qui ont tant à partager, ainsi que pour le rayonnement et la pérennité des associations qui leur en donne l’occasion. Ensuite et surtout féliciter ces organisateurs pour leur efficacité et leur minutie. Je participe à beaucoup de colloques et de congrès un peu partout, et je ne pense faire de tort à personne en leur adressant ce compliment que celui-ci est un des mieux préparés et des mieux encadrés que j’aie connus depuis longtemps. Quand je m’adresse ainsi aux organisateurs, j’y joins bien sûr l’ensemble des collaborateurs qui les entourent, en particulier les plus discrets qui ne sont certainement pas les moins actifs.

Comme toujours lors de tels événements, il faut aussi rendre un vibrant hommage aux différents partenaires nationaux et internationaux sans lesquels les congrès ne peuvent pas avoir lieu. Les noms et les logos des organismes et des institutions figurent évidemment sur les programmes et les affiches, mais il ne faut pas oublier les personnes, derrière, qui les gèrent ou les représentent. Par leur aide et leur présence, ils apportent une contribution essentielle à tous nos efforts pour développer l’enseignement et la diffusion de la langue française et des cultures francophones.

En tant que Président de la Fédération Internationale des Professeurs de Français, je veux enfin vous remercier de m’avoir donné l’occasion, c’est-à-dire l’honneur et le plaisir, de prendre la parole pour saluer l’événement et tous ses participants au nom des 80.000 professeurs de français que la FIPF représente dans le monde par l’intermédiaire de ses 200 associations sur les cinq continents. C’est effectivement une large et belle corporation, dynamique, engagée, solidaire, à laquelle on peut être fier d’appartenir !

J’admets que le titre de mon intervention est un peu ambigu : « l’enseignement du français pour l’avenir, mais lequel ? », où l’interrogation peut porter sur les trois termes : Quel enseignement du français pour l’avenir ? Quel français enseigner pour l’avenir ? Et finalement, quel avenir pour le français que nous enseignons aujourd’hui ? Comme tous pédagogues qui se respectent, nous procéderons dans le désordre.

Est-il toujours d’actualité de se demander quelle langue française enseigner ? On sait bien que, si Villon a dit qu’« il n’est bon bec que de Paris », ce n’était pas pour rendre hommage à l’éloquence des Parisiens, mais bien à la loquacité des Parisiennes, bien plus bavardes que les Italiennes, ajoute-t-il.  Il n’empêche que des apprenants, et certains enseignants, sont toujours convaincus que ce sont les Français qui parlent le mieux le français – comme si on s’exprimait de la même manière de Perpignan à Dunkerque, de Quimper à Strasbourg, et même dans tous les quartiers de Paris –, et que c’est donc en France qu’il faut se rendre pour apprendre le français. D’autres pourraient prétendre – comme moi – que c’est en Belgique que l’on parle de français le plus correct (pour preuve tous mes compatriotes grammairiens) ; d’autres que c’est au Québec que l’on parle le français le plus vivant ; d’autres encore que c’est en Suisse que l’on parle le français le plus… lentement et clairement, ce qui aide bien sûr à l’apprentissage. Rabat ou Dakar ne sont pas non plus des destinations à sous-estimer ! En fait, tous les usages sont bons, sont même nécessaires, pourrais-je dire, pour dépasser au plus tôt le « français standard » que l’on commence – bien logiquement – par enseigner à tout apprenant comme langue de base. Faut-il seulement se souvenir que ce français standard ne représente que le plus petit commun dénominateur de la variété et de la richesse des français de la francophonie, y compris en France, et que personne ne parle réellement ce français standard, heureusement !, que chacun l’accommode à sa sauce pour le rendre plus appétissant et nourrissant. La diffusion de la langue française a suffisamment été handicapée par la vision centralisatrice, puriste, voire élitiste que l’on en a, que l’on en donne, y compris les personnes qui ont mission de l’enseigner et d’en faire la promotion.

Pour rester une langue du monde, le français doit être une langue accessible et disponible pour tout le monde. Si l’insécurité linguistique nous est passée, à nous francophones de Belgique, et que nous nous permettons maintenant de remettre en cause des règles de grammaire aussi cruciales (?) que l’accord des participes passés avec l’auxiliaire avoir, il faut prendre conscience que les apprenants étrangers en souffrent toujours. Alors qu’ils n’ont guère de scrupules à communiquer approximativement en anglais ou en espagnol, passage obligé pour parler de mieux en mieux une langue, ils oseront moins le faire en français qui, comme on l’entend souvent répéter, « il faut bien connaître avant de commencer à utiliser ». Il est urgent de changer cette image négative du français et la conception dépassée qui est derrière, afin de décrisper les apprenants étrangers et d’en attirer de nouveaux. Et de rappeler que la francophonie est une patrie ouverte et accueillante, que le français ne doit pas rester longtemps une langue « étrangère » pour ceux qui l’apprennent et qui sont appelés à devenir eux aussi des francophones et à participer eux aussi au rayonnement et au développement de la langue française et des cultures francophones. On ne compte plus les grands écrivains en langue française pour qui elle avait d’abord été une langue étrangère avant qu’ils ne se l’approprient et l’enrichissent à leur tour.

Mais quand je pose la question de savoir quelle langue enseigner, je pense également à la distinction que l’on fait – à tort à mon avis – entre « langue de culture » et « langue de service », au profit de la seconde bien sûr, comme s’il s’agissait de deux langues différentes, comme si une langue pouvait être indemne de toute culture, et comme si la culture, elle, ne rendait aucun service. Si on estime qu’il peut exister un français des affaires, du tourisme, des sciences, notamment concernant le lexique, les usages, les interactions, il ne faut cependant pas confondre ces formations à « objectifs spécifiques » avec un véritable apprentissage de la langue qui, lui, relève de tout autres investissements affectifs, psychologiques, intellectuels, sociaux, culturels,…  et dont les enjeux et les implications sont autrement déterminants pour la personnalité et la vie de l’apprenant. Il faut surtout s’entendre sur la notion de « service » et sur celle qui va de pair, d’« utilité » : utile pour qui, à quoi, pour combien de temps ? Ce que les référentiels, les programmes, les méthodes considèrent aujourd’hui comme indispensable s’avérera peut-être demain dérisoire, voire néfaste. Il y a fort à parier que, pour être heureux dans le monde plurilingue et multiculturel, les nouvelles générations auront autant besoin, sinon davantage, de formation (inter)culturelle que de formation linguistique sur objectifs spécifiques, pour des usages spécialisés… usages qui seront d’ailleurs très prochainement pris en charge par l’Intelligence Artificielle, nous y reviendrons.

Deuxième question : quel enseignement de français ou des langues et des cultures étrangères pour l’avenir ? Sur le plan des méthodes didactiques et des pratiques pédagogiques, mon âge certain me permet d’invoquer une certaine expérience pour constater que les débats parfois acharnés auxquels nous assistions au début de notre carrière dans les publications et les colloques de didactique ou de pédagogie semblent maintenant révolus, comme si un certain consensus s’était installé parmi les théoriciens comme parmi les enseignants, comme si plus rien de pouvait susciter de controverses : ni le rôle de la grammaire, ni le place de la culture, ni le recours aux technologies, etc. Chacun apporte sereinement et modestement sa contribution à ces thématiques à titre d’« innovations » – un concept que l’on préfère maintenant à celui de « progrès » qui ne serait donc plus en ligne de mire. Serait-on devenu plus réservé, ou plus conciliant, ou plus conforme ? En tout cas il y peu de monde pour mettre en cause les principes de cette méthode générale actuellement d’application – qu’on appelle plutôt « une approche », et même au pluriel, « des approches », ce qui est encore plus prudent – que l’on pourrait intituler : « approches communicativo- pramagmatico- cognitivo- interculturo- technologico- fonctionnelles ». On pourra me reprocher que ce nom, que je viens d’inventer, n’est pas aussi stimulant que les anciennes méthodes « directes », « naturelles » ou « intégrées », et même la bonne vieille « structuro-globale audio-visuelle », SGAV pour les intimes. Mais, blague à part, ce n’est pas sans intérêt de remarquer qu’il est aussi difficile de caractériser la pédagogie que l’on pratique pourtant tous les jours.

Ceci confirmerait-il l’idée que cet hétéroclisme méthodologique relèverait en fait d’une crise des méthodes. On peut en effet voir un déni de méthode dans la dénomination et la pratique de la « content based language learning », puisqu’on estime que c’est en enseignant autre chose qu’on enseigne le mieux les langues, ou encore de la « méthode immersive », puisqu’elle repose sur le principe qu’il n’y a pas de meilleur moyen pour apprendre à nager que de se jeter à l’eau, ou d’y jeter les autres. Mes enfants, à qui j’ai essayé d’apprendre successivement à nager puis à tenir sur un vélo et à conduire une voiture, vous confirmeraient que cette méthode ne marche pas à tous les coups. Il semblerait par ailleurs que les nouvelles technologies, qui ont envahi et transformé l’enseignement, comme tout le reste d’ailleurs, s’y soient substituées à toute méthode, et que ce sont elles qui ont rendu obsolètes les débats didactiques comme si la technologie était universelle. Est-ce parce qu’on croit – ingénument et dangereusement – que la technologie est neutre, objective, désintéressée, que l’on estime ne pas devoir la mettre en question ou qu’on ne doit pas en garder la maîtrise ? Comment ne pas voir cependant que le numérique non seulement s’impose à nous, enseignants et apprenants, mais impose des choix, des logiques, et même des objectifs qui sont à sa mesure, mais pas toujours à la nôtre. Si beaucoup d’innovations technologiques sont sans aucun doute opportunes, toutes devraient cependant être discutées, relativisées, adaptées, diversifiées.

Peut-être suis-je seulement devenu un vieux grincheux et devrions-nous au contraire nous réjouir de cette unanimité en estimant que si tout le monde est d’accord, c’est que cette approche convient à tous les enseignants, à tous les apprenants, dans toutes les circonstances – comme les blues jeans en matière d’habillement –, et cela pour deux raisons. D’abord parce cette approche serait efficace. L’argument de l’efficacité est imparable, surtout si on parvient à la mesurer en termes de « performance » sur une échelle logique qui va de A1 à C2. Comme au combat naval, on peut vérifier tout de suite que l’on a fait mouche (« B2 : destroyer touché et coulé ! »), pourvu que l’on reste dans le cadre… européen commun de référence, cela s’entend. Il n’y a pourtant rien de plus relatif que l’efficacité qui dépend uniquement des objectifs que l’on s’est fixés. Mes professeurs de langues étrangères de mon enfance et de mon adolescence – « où sont les neige d’antan ? », dirait de nouveau Villon – étaient parfaitement efficaces, même s’ils ne nous ont jamais appris à parler l’anglais, le néerlandais, l’allemand, pas davantage que le latin ou le grec ancien. Il faut dire que cela ne faisait pas partie de leur cahier des charges. Ils ne se préoccupaient pas plus de notre « employabilité » ; ce terme, assez dégradant à mes yeux, n’avait pas encore été inventé. Mais l’enseignement visait alors plus ambitieusement la rigueur, l’ampleur, la finesse du raisonnement, ainsi  que l’épanouissement intellectuel, culturel, personnel des apprenants. On peut évidemment discuter de la pertinence et du succès de ces méthodes anciennes, comme d’ailleurs des méthodes actuelles, non seulement sur leurs résultats immédiats, mais dans leurs effets à long terme. Ce n’est pas par nostalgie, croyez le bien, que j’invoque ces souvenirs, mais seulement pour rappeler qu’il y a autant de bonnes raisons que de bonnes méthodes pour enseigner les langues.

On dit aussi que l’éclectisme méthodologique actuel permettrait aux enseignants de se montrer plus autonomes et créatifs, sans leur imposer une méthode unique et stricte. On a pu effectivement le croire, mais c’était sans compter sur l’obligation de résultats, à l’aune des référentiels et des tests internationaux, qui s’avère finalement beaucoup plus contraignante que l’ancienne obligation de moyens : répondre à tout prix aux critères objectifs, pratiques, utiles que le CECR – par exemple, mais malheureusement il n’y a guère d’autres modèles, c’est bien cela le problème ! –, que le CECR donc a systématisés à l’exclusion d’autres critères qui seraient plus intuitifs, plus diffus, plus personnels. Combien d’enseignants, surtout chez les plus jeunes, qui s’interdisent de prendre des initiatives qui ne seraient pas prévues, évaluées, donc valorisées par ce sacro-saint cadre. Combien d’apprenants, chez les plus âgés, déjà rompus au système des crédits d’heures et des unités de valeurs sur lequel fonctionne maintenant l’enseignement à tous les niveaux et dans tous les pays, qui réclament à leurs enseignants de s’en tenir à ce qui fera l’objet des tests et des examens. Il me semble parfois qu’on ne va plus à l’école pour apprendre, mais pour réussir !… Excusez-moi, j’avais promis d’être distrayant et me voici bien amer.

C’est le moment d’arriver à la troisième et dernière question : quel avenir pour le français que nous enseignons aujourd’hui ? J’ai l’habitude de dire que l’avenir de la francophonie dans le monde dépend des enseignants de français d’aujourd’hui. Vu leur enthousiasme et leur inventivité, que je peux constater lors de chacune de mes rencontres, même dans les conditions les plus difficiles, j’ai la conviction que cet avenir est assuré… s’il ne tenait qu’à ces enseignants cependant. Il faut aussi compter aussi sur les institutions, politiques, éducatives, économiques, qui doivent favoriser non pas seulement la langue française et les cultures francophones, mais la diversité linguistique et culturelle actuellement menacée, qu’on le veuille ou non, par la mondialisation. Je suis toujours étonné que l’opinion publique s’émeuve pour la disparition de différentes sortes de coléoptères ou d’orchidées, mais pas pour celle de langues et des cultures qui vont avec : une langue meurt toutes les deux semaines, personne à son chevet à part quelques linguistes obstinés. Le français n’est évidemment pas en train de mourir, mais tout de même de disparaître de certains pays et surtout de certaines sphères d’activités, parmi les plus importantes comme les sciences, les technologies, la diplomatie… Y consentir, c’est s’en rendre complice ; les enseignants ne peuvent mener ces combats seuls !

Donc le sort du français est lié à celui de la diversité, donc de la cohabitation des langues et des cultures, et de l’interaction entre elles. Pas seulement parce que c’est utile : je l’ai déjà dit, les usages strictement instrumentaux des langues seront de mieux en mieux, de plus en plus donc, assurés par l’Intelligence Artificielle. Nous serons tous bientôt équipé d’un micro-oreillette qui nous permettra de comprendre séance tenante toutes les langues du monde dans toutes les circonstances : pourquoi alors passer des années à apprendre imparfaitement l’hindi, le tai ou le quechua … si ce n’est pour l’épanouissement intellectuel, culturel, personnel ! Sous peine de devenir nous-mêmes des robots, au moment où les robots prendront de plus en plus la place des humains ! C’est pour cela que je ne cesse de plaider pour un retour, non pas aux méthodes anciennes, mais à une conception plus humaniste de l’enseignement des langues, à une conception plus douce et plus durable comme les énergies qu’on appelle ainsi. Ce n’est pas – seulement – parce qu’elles sont utiles qu’il faut enseigner et apprendre les langues et les cultures étrangères, mais – surtout – parce qu’elles sont indispensables à chaque homme comme à l’humanité.

Et à ce titre, le français a quelque chose de spécifique à apporter au concert des langues et des cultures. Qu’on le veuille ou non, des valeurs semblent aux yeux du monde inexorablement attachées à la langue française au point que son apprentissage, quand il est motivé, ressortit ou conduit à une sorte d’engagement humaniste. Je sais que le mot « valeur » est devenu presque tabou, objet d’une variété de définitions, d’usages et de mésusages, et qu’on préfère l’éviter autant concernant l’enseignement que concernant la langue. On se souvient pourtant partout que c’est en français qu’on a reconnu et proclamé une des premières fois que les individus étaient libres, égaux et solidaires. Depuis lors, ces principes sont souvent associés à la langue française, même s’ils n’ont pas toujours été respectés par les francophones eux-mêmes. Ils sont nombreux les écrivains, les artistes, les intellectuels qui défendent, en français également, ce que les femmes et les hommes ont de plus précieux : la liberté de penser, de parler, d’agir pour le bien de l’humanité. Même si c’est dans toutes les langues qu’il faut défendre ces valeurs, le français garde une dimension symbolique remarquable dans le monde entier à ce sujet.

Il faut aussi rappeler que le français n’est pas seulement une grande langue internationale, c’est aussi la langue d’une grande communauté interculturelle, la francophonie, aussi importante avec un « f » minuscule qu’avec un « F » majuscule. Une communauté qui ne se contente pas de partager une langue, mais aussi une histoire, aussi complexe soit-elle, un horizon, aussi diversifié soit-il, des valeurs, nous venons d’en parler, en particulier cet intérêt pour l’Autre, le respect de ses différences, le souci de les comprendre, de s’y accorder, de s’en enrichir, la volonté de vivre et de construire l’avenir ensemble, avec l’espoir que ce sera mieux demain. C’est la francophonie, multiple, ouverte, conviviale, créative à laquelle je suis fier d’appartenir, pour laquelle je plaide et à laquelle je suis aussi heureux de convier les francophones de naissance ou d’adoption du monde entier. Il est peut-être utopique de croire que cette F/francophonie peut servir de modèle, mais elle peut en tout cas servir d’antidote à une mondialisation uniformisante, appauvrissante, aliénante.