Chroniques de MAI 2024

Vendredi 31 mai :
La fin du mois donne l’impression qu’une page se tourne, même si rien d’important n’a vraiment eu lieu. Les derniers examens que je viens de faire passer sont aussi décevants que je ne le craignais, ce qui aura au moins l’avantage de ne me laisser que peu de regrets de partir. Ce qui ne m’empêche de désespérer devant l’ingénuité intellectuelle et l’indifférence culturelle sans complexe de la plupart des étudiants que l’on tente pourtant par tous les moyens d’intéresser. Les collègues avec qui j’en parle sont aussi convaincus, même si nous nous sentons obligés de positiver malgré tout, que ce phénomène n’est pas personnel mais général, pas temporaire mais profond, pas conjoncturel mais structurel. On peut tourner le problème dans tous les sens, proposer toutes sortes de palliatifs, chercher diverses compensations, espérer d’autres perspectives, il est incontestable que nous assistons à une mutation radicale, qu’une nouvelle période commence, qu’un autre monde se prépare en rupture avec l’histoire et la culture que la nouvelle génération – pourtant instruite – renie ou ignore. Pour ces jeunes, l’histoire commence avec la leur et la culture se réduit à ce qui occupe leurs loisirs aujourd’hui. Ce qui est passé est définitivement dépassé, bon à ranger au musée à l’intention des amateurs. Plus gravement, la réaction d’une étudiante m’a permis de comprendre que cette génération estime finalement peu intéressant d’acquérir des connaissances et des compétences, par exemple à l’université, qui ne leur sont pas aujourd’hui utiles (si ce n’est pour réussir l’examen) et qui seront vite périmées, alors qu’Internet et l’IA les tiennent à leur disposition si jamais ils en avaient un jour besoin. Voici le piège, que dis-je la mystification d’Internet et du numérique, créer l’illusion que l’accès facile et rapide à la connaissance dispense de sa patiente, laborieuse et obstinée appropriation critique et créative. Plus grave encore, ne sommes-nous pas en train de former une génération de spécialistes, certes très compétents dans leur domaine, mais sans l’éducation ni la culture générales qui leur donneraient la hauteur, la largeur et la profondeur de vue nécessaire à l’exercice de la liberté intellectuelle, philosophique, politique ?

Mercredi 29 mai :
Toujours la même question, certes obligeante, de mes collègues et amis qui s’inquiètent de savoir si je ne suis pas trop triste d’avoir donné les derniers cours, organisé les derniers examens, participé aux derniers jurys de ma carrière ; et le même embarras de ma part, certes léger, de devoir confesser que je n’éprouve guère d’état d’âme à me livrer une dernière fois à ces différentes activités académiques avant la retraite. Il faut dire que les inévitables regrets de devoir renoncer au plaisir pour moi atavique de donner cours, de débattre de questions scientifiques, de mener des projets, d’organiser des équipes… sont largement compensés par le soulagement d’échapper aux nouvelles conditions de travail dont j’ai eu un avant-goût ces dernières années et qui ont pour nom tyrannie de l’administration, assujettissement à l’informatique, fonctionnalisation du professorat, démotivation des étudiants, effritement de la liberté académique, exigence de rentabilités chiffrables… J’ai souvent eu l’occasion de dire que je ne reconnais plus guère l’université dans laquelle et pour laquelle je me suis démené tout au long de ma carrière, autant sur la plan de ses objectifs et de ses méthodes que de son esprit. J’y ai toujours été un peu marginal, mais j’y deviendrais un inadapté, un intrus, un rebelle si je devais y rester plus longtemps. Pas d’état d’âme non plus concernant la relève : les jeunes collègues feront autrement d’autres choses, probablement très bien et sans aucun doute mieux que moi concernant certains aspects institutionnels de la profession qui ne m’ont jamais beaucoup inspiré. À ce propos, je constate que la nouvelle génération d’universitaires manifeste plus de professionnalisme que leurs prédécesseurs. Pourvu seulement que ce ne soit pas au détriment de la passion et de la créativité qui nécessitent un zeste d’indiscipline, un brin de désordre, un grain de folie, le goût du risque et de l’imprévu, et beaucoup de liberté.

Lundi 27 mai :
Les bombes ne cessent de tomber en Ukraine et à Gaza comme la pluie ici, sans répit, sans recours. Des pans entiers de civilisation s’effondrent comme les montagnes en Papouasie-Nouvelle-Guinée à cause des intempéries. Les incendies et les tornades dévastent l’Amérique du Nord comme les idéologies mortifères ravagent les démocraties pour ne laisser aussi que ruines derrière elles. En Afrique, la sécheresse affame des populations de manière aussi inexorable que la cupidité des puissances économiques qui les exploitent ou les ignorent sans pitié. Les trafics de drogue, les corruptions endémiques, les mafias internationales de toutes sortes submergent et pourrissent la société comme les inondations provoquées par les rivières qui sortent de leur lit pour envahir les villages et les champs. Dans les villes, les immeubles, les routes, les places se fissurent, se disloquent, se fracassent comme ses différentes communautés, groupes, classes, quartiers, castes se livrant à d’incessantes guerres civiles. L’élévation du niveau des océans, la fonte des banquises et des glaciers, la multiplication des raz-de-marée entraînent d’irrésistibles déferlements de vagues humaines sur des contrées inhospitalières qui menacent d’imploser. Pendant ce temps-là, les gens pas encore concernés se passionnent pour des matches de football à la télévision ou pour des jeux électroniques sur leur téléphone, tandis que les scientifiques organisent des voyages dans l’espace, construisent des robots sophistiqués et cherchent le secret de la jouvence éternelle. À se demander lequel des deux, le dérèglement humain ou le dérèglement climatique, rendra le premier la vie impossible sur Terre ? À propos de dérèglement, on notera en passant que plusieurs leaders dans le monde, qui peuvent à tout moment le faire exploser, sont manifestement des déséquilibrés.

Dimanche 26 mai :
Sans commune mesure avec le désespoir impuissant d’assister chaque soir à la télévision au déchaînement de la folie et de la barbarie dans le monde, l’exaspération que l’on peut ressentir à affronter autour de soi l’incohérence ordinaire et la banale indifférence de ses concitoyens semble aussi s’aggraver au rythme de l’impatience des gens de bon sens et de bonne volonté. Au point de craindre de perdre la raison à essayer de comprendre et de convaincre les imbéciles, de s’endurcir le cœur, sinon de le rompre contre le pot de fer de l’insensibilité des insolents, de se ruiner le moral à devoir subir la frénétique cyclothymie ambiante. Y a-t-il alors d’autres solutions que de se résigner et de se tenir à distance, de dissocier sa vie personnelle et son univers intérieur du pénible et bruyant chaos collectif, en tirant le meilleur parti du monde et des autres, tout se gardant de leurs agressions et trahisons. Bref « vivre et laisser vivre » … et même « avoir vécu et laisser vivre » car il est difficile de sacrifier désormais à la méfiance, à la frustration, aux scrupules, et de vivre ainsi à la petite semaine quand on a eu la chance de connaître de grandes passions, de grandes aventures, de grandes libertés, de grandes espérances, de grandes personnalités. Il y a une époque où – selon la logique darwinienne – c’étaient les plus forts et intrépides qui réussissaient ; cela a été ensuite au tour des plus intelligents et organisés ; de temps à autre des plus sages et bienfaisants ; maintenant ce sont les plus sournois et égoïstes qui s’adapteront à la sélection imposée par les implacables conditions qui s’annoncent. Pour notre part, nous cultiverons entretemps notre petit jardin secret, sans trop nous préoccuper des mauvais herbes que le vent y amène et des pierres qu’y jettent quelques désobligeants voisins. Quant au bruit des bombes et des bottes, comme au loin celui de l’orage contre lequel on ne peut davantage, on devra se contenter de prier pour qu’il ne se rapproche pas.

Vendredi 24 mai :
Je n’ai jamais cessé de rêver de « partir ailleurs » depuis mon enfance, quand je désespérais de vivre entouré de murs de briques, d’immeubles de béton, de ruelles en pavés, d’usines assourdissantes, de terrifiants hauts-fourneaux, de sinistres terrils, sous de sombres nuages de poussière. Et je l’ai donc fait, « partir ailleurs », dès que j’ai pu : d’abord pour la « grande » ville où j’avais préféré continuer mes études contrairement à mes petits voisins, puis pour la Californie où j’ai passé une année grâce à une providentielle bourse d’études, puis deux années au Maroc pour mon service civil, aussitôt suivies d’une dizaine d’années en Finlande, chaque fois au milieu de vastes espaces naturels à perte de vue. De nouveau en Belgique à l’âge de trente-cinq ans, dans ma ville et mon université d’origine, convaincu que ce retour au bercail n’était jamais qu’une escale, le fantasme d’un nouveau départ pour un autre pays ne m’a jamais quitté. Se sont effectivement présentées plusieurs occasions de poste et de vie en France, en Suisse, en Sardaigne surtout dont j’étais tombé amoureux, mais pour diverses raisons, je suis resté en compensant mon insatiable désir de d’expatriation par d’incessantes missions et collaborations dans le monde, ainsi que par l’acquisition d’une maison en France, puis en Italie. En tout cas, comme je l’ai souvent dit, je me suis toujours senti étranger chez moi et chez moi à l’étranger, tant dans ma vie professionnelle que privée, et ai toujours nourri la conviction que je vivrais sans aucun doute mes vieux jours « ailleurs ». Toute cette histoire pour constater – avec peut-être un peu de nostalgie pour de stimulant sentiment qui m’a habité, animé ma vie durant – que ce rêve et surtout ce besoin de « partir ailleurs » m’est finalement passé, précisément au moment où plus rien ne me retient « ici ». Me suis-je enfin rendu compte qu’il s’agit bien d’un rêve, et qu’il est peut-être préférable qu’il le reste ? C’est probablement la raison pour laquelle, malgré de longues et nombreuses recherches, je n’ai pas trouvé l’endroit idéal où finir ces vieux jours qui commencent : là il fait bien trop chaud l’été ou trop froid l’hiver, là il y a trop de touristes en saison, là c’est complètement mort hors-saison, là on serait perdu au milieu de nulle-part, etc. Pour me rendre compte également que je suis somme toute bien « chez moi », ce qui est une grande découverte, surtout que mon environnement ressemble fort à celui de mon enfance par certains points : maisons de briques, ruelles pavées, terrils à l’entour devenus entretemps verdoyants, sans pollution ni crasse toutefois. Comme s’il s’agissait d’une réconciliation, après un long détour de par le monde, avec mes origines ou plutôt avec la personne que je n’ai jamais cessé d’être ; ou d’un deuil, celui de devoir accepter que le paradis est une illusion et que l’existence ne sera pas meilleure ailleurs qu’elle ne peut l’être où je me trouve à condition de le vouloir et de le savoir ; ou d’un apaisement de finalement comprendre que la vie n’est pas une succession de recommencements avec l’illusion d’ainsi pouvoir retarder son achèvement, mais un seul déroulement continu.

Mercredi 22 mai :
Depuis une semaine, des étudiants occupent l’entrée principale de l’université pour manifester en faveur d’un cessez-le-feu en Palestine, comme d’autres étudiants dans beaucoup d’universités dans le pays et dans le monde. Cela provoque pas mal d’agitations et d’embarras dans l’organisation de l’université mais encore plus de discussions parmi les collègues et d’autres personnes exaspérées que j’étonne en leur confiant que ces démonstrations étudiantes me rassurent. Je ne conteste évidemment pas que ces jeunes soient ingénus, maladroits, mal informés, déraisonnables, turbulents, impertinents, peut-être manipulés… mais si on ne proteste pas à vingt ans – comme je l’ai aussi fait à leur âge – contre la guerre et l’injustice, quand le fera-t-on ?! Or je constate avec dépit que depuis plusieurs années mes étudiants se montrent de plus en plus conciliants et conformes, peut-être résignés ou indifférents ; et qu’obsédés par leur réussite, ils cherchent avant tout à assimiler au mieux les connaissances, les valeurs, les normes que l’institution leur transmet sans qu’ils ne prennent le risque ou ne se donnent la peine de les mettre en cause. L’esprit critique – pourtant au cœur de la philosophie et de la pédagogie universitaires – devient difficile à exercer avec des étudiants qui réclament des certitudes et des recettes pour mener des études, une carrière, une existence sans problème dans un monde de plus en plus complexe et aléatoire. Peut-on leur en vouloir ? Au moins les étudiants qui se mobilisent, alors qu’ils devraient se préparer aux prochains examens, envisagent-ils une cause qui dépasse leurs ambitions et préoccupations personnelles, quand bien même leur initiative restera certainement vaine. Mais, me rétorque-t-on ensuite, est-ce à l’université que l’on peut régler le conflit israélo-palestinien ? Ceci est la seconde raison pour laquelle ces manifestations me rassurent, à savoir cette stimulante conviction que ces jeunes gardent – contrairement à certains de leurs professeurs – que l’université, universaliste et progressiste par vocation, représente précisément l’endroit où l’on peut questionner, contester et changer l’ordre du monde, même si Gaza se trouve à 3.000 km de Liège.

Mardi 21 mai :

Tout compte fait, les sciences expérimentales – dont on ne cesse aujourd’hui de célébrer les mérites – se sont finalement contentées au cours de l’histoire de confirmer ce que la philosophie et la littérature avaient annoncé depuis longtemps.

De la découverte de l’atome jusqu’à la physique quantique, n’est-ce pas d’abord grâce à de doux rêveurs, à des écrivains imaginatifs, à des penseurs visionnaires que l’on sait…

– que le monde, aussi immense et diversifié soit-il, n’est constitué finalement que d’un assortiment limité d’infimes et infinies particules élémentaires combinées les unes aux autres ;
– que ce monde, la vie et l’Homme ne sont en fait que les résultats aléatoires d’un improbable concours de circonstances et de réactions en chaine dont le caractère fortuit et éphémère en fait tout le prix ;
– que cet Homme – pas plus que la Terre et même le Soleil – n’est pas au centre de l’univers, mais au contraire un négligeable et insignifiant détail périphérique auquel seule la conscience qu’on peut en avoir donne de l’importance ;
– que rien n’est stable et définitif, mais que tout est au contraire en mouvement, en transformation, en évolution perpétuels, que ce soit le vivant mais aussi la Terre, les planètes, l’univers ;
– que, comme les planètes, toute chose, tout phénomène et tout être vivant ne peut exister que grâce à un complexe jeu d’attractions, de répulsions, de dépendances et d’interactions les uns vis-à-vis des autres ;
– que l’humain n’est qu’une manifestation comme une autre du vivant, en continuité et en symbiose avec les plantes et les animaux avec lesquels il partage la Terre et qu’il ne peut détruire sans causer sa propre perte ;
– que chaque humain est à la fois semblable et différent, autonome et solidaire de tous les autres êtres humains, en fonction de l’importance que les circonstances historiques, l’organisation des groupes, les idéologies ambiantes ou lui-même donnent à l’individu, compte tenu aussi que chacun est plus ou moins responsable de ce qu’il est, de ce qu’il fait, de ce qu’il pense ;
– que l’humain, entre l’infiniment grand qu’il habite et l’infiniment petit qui l’habite, est sans cesse animé par des forces antagonistes, d’ordre et de désordre, de création et de destruction, de vie et de mort ;
– que tout est relatif, même les réalités les plus solides et les lois les plus strictes de la nature, tout dépendant des circonstances dans lesquelles elles se manifestent et du point de vue que leur observateur adopte ;
– que certaines sinon la plupart des choses n’existent ou des phénomènes ne se produisent que s’il y a un observateur qui les crée et les modifie autant qu’il les analyse – on peut même avancer que le monde ou en tout cas le sens qu’on lui donne ne sont qu’illusions.

Ces certitudes ou convictions d’aujourd’hui – principes de toute réflexion sensée et sensible sur le monde et la vie – ont d’abord été des prémonitions littéraires. C’est ce à quoi j’ai pensé en lisant dans l’interminable mais fascinante trilogie de Liu Cixin (tome III, pp. 361 et sv.) la description de la quatrième dimension à laquelle ses personnages peuvent accéder grâce à des points de distorsion dans le monde habituel en trois dimensions. Internet nous apprend que la quatrième dimension a suscité depuis longtemps les spéculations de nombreux philosophes, mathématiciens, scientifiques, ainsi que l’imagination des auteurs de science-fiction (notamment Gaston de Pawlowski, Voyage au Pays de la quatrième dimension) qui ont trouvé dans ce concept la confirmation que la vie que l’on vit n’est que la partie émergée d’une autre réalité qui échappe à notre perception… jusqu’à présent. Cette quatrième dimension ne se résume pas seulement à celle du temps, selon les théories de la relativité (Einstein) ou les hypothèses de La Machine à explorer le temps (H. G. Wells), mais envisage d’autres perspectives qu’il est aussi difficile de nous expliquer que la troisième dimension à quelqu’un qui n’a jamais vécu que dans un monde plat.

Personnellement, je suis assez convaincu de l’existence d’une quatrième dimension à notre existence comme à la réalité dans laquelle nous la vivons. Je ne peux effectivement pas me résoudre à ce que chaque chose, chaque événement, chaque phénomène se réduise à ce que nos sens nous permettent d’en (sa)voir. Chacun d’entre eux est non seulement comparable à une madeleine de Proust qui provoque en un instant une explosion infinie de souvenirs, de sensations, de prémonitions, ou bien à un lien hypertextuel qui nous embraye dès qu’on l’active vers une foisonnante arborescence d’autres choses, événements, phénomènes. En outre chacune de ces choses, événements et phénomènes peut représenter un point de distorsion qui permet, à celui qui s’y prête et sous certaines conditions, d’accéder à un autre plan, là où les autres dimensions sont synthétisées, annihilées et sublimées, où le temps et l’espace, la matière et l’esprit, le tout et le rien, le moi et le monde sont synthétisés et sublimés. Il m’arrive de faire l’expérience de cette quatrième dimension qui me bouleverse mais qui je ne peux définir, à peine évoquer, que certains appellent « dimension spirituelle » (Yonggi Cho) et que, faute de mieux pour le moment, je l’appellerais pour ma part « poétique ».

Pour tenter de cerner cette quatrième dimension, je proposerai de passer par les trois premières. Sur le modèle de la pyramide de Maslow, on pourrait suggérer que la première dimension vise la simple mais indispensable survie (manger, procréer, se protéger) – cette première dimension (biologique) ne peut qu’engendrer l’ennui une fois que ces besoins sont satisfaits ; que la deuxième dimension (social) représente les projets individuels ou collectifs échafaudés pour assurer de meilleures conditions à la survie, avec les compromis et les rivalités que cela provoque ; que la troisième dimension (culturelle) relève des valeurs du vrai, du bien et du beau, inutiles à la survie, mais qui la transcendent pour donner sa dignité à l’homme conscient ; et enfin la quatrième dimension (poétique?), qui dépasse la survie, la société, la culture, pour … ? Pour quoi, c’est précisément la question ! À ce stade-ci, tenter d’y répondre ne serait que littérature. Il n’empêche que, comme les personnages de Ciu Lixin, ce sentiment unique de plénitude et de perfection que j’éprouve dans cette hypothétique quatrième dimension est bien réelle. Comme Galilée était convaincu que la terre tourne avant de pouvoir en convaincre tout le monde.

Samedi 18 mai :
Tout le monde se plaint, en vieillissant, de perdre petit à petit la mémoire, de rater des dates d’anniversaire, de confondre des noms, d’oublier des titres de films ou de romans, etc. Le phénomène – qui handicape ou déprime certains plus que d’autres, surtout si l’on s’est efforcé sa vie durant à cultiver ses connaissances – est indéniable et inexorable : il faut faire avec et profiter de tous les moyens maintenant à notre disposition pour raviver cette capacité cognitive défaillante. Mais prendre aussi conscience que la mémoire n’est pas seulement cognitive. Il m’est arrivé à quelques occasions de constater, au moment de reprendre ma clarinette délaissée depuis de nombreux mois, voire plusieurs années, que si je n’arrivais plus à déchiffrer mes vieilles partitions et me rappeler les doigtés correspondants, mes mains, elles, s’en souvenaient parfaitement et pouvaient exécuter le morceau de leur propre volonté, à mon grand étonnement, comme si elles avaient leur vie à elles. J’ai eu la même expérience hier soir lors de la première milonga à laquelle je participais depuis longtemps. Inquiet de malmener ou d’ennuyer ma cavalière, j’ai été heureusement surpris de m’apercevoir que mes pieds s’occupaient seuls de la faire danser, preuve qu’ eux n’avaient rien oublié des positions, des attitudes et des figures essentielles au tango. J’ai même eu l’impression que je me débrouille mieux quand la tête laisse la main aux pieds, si je puis dire. Par ailleurs, je soupçonne qu’il y a encore une autre mémoire, plus subtile que celle de l’esprit et du corps : la mémoire de l’âme qui se manifeste à certains endroits, à certains moments particuliers sans qu’on puisse le prévoir ni l’expliquer, suscitée par un paysage, une sonate, un tableau, un poème, un sourire, un parfum qui nous renvoient soudainement non seulement au passé mais à des temps immémoriaux, voire improbables où la beauté, la douceur et le bonheur étaient la règle et non l’exception.

Vendredi 17 mai :
L’époque des enseignants qui tyrannisaient les élèves et les étudiants, généralement sous prétexte de les éduquer, de les aguerrir ou de les sélectionner, est heureusement dépassée. Tout le monde a à peu près compris que la relation pédagogique doit reposer sur le respect mutuel comme sur l’échange constructif de personne à personne. Comme les connaissances sont maintenant disponibles ailleurs que dans les écoles et les salles de cours, le rôle de l’enseignant doit donc avant tout être de motiver, de former (et plus seulement d’informer) et d’accompagner ses étudiants. Il me semble cependant que l’on est tombé d’un extrême à l’autre comme c’est souvent le cas en pédagogie, et que l’on en est arrivé à surprotéger les étudiants qui sont devenus comme les enfants gâtés de l’enseignement. Lors d’évaluations, par exemple, ce n’est parfois plus à eux de faire la démonstration qu’ils ont assimilé la matière, acquis les compétences, accompli l’exercice requis, et atteint le niveau escompté, mais à leur professeur de donner le cas échéant la preuve que ce n’est pas le cas et de justifier la note insuffisante qu’il leur a attribuée en conséquence. Pour se préserver de tout recours d’étudiants frustrés par une mauvaise appréciation d’un professeur qu’ils jugeraient partial ou incompétent, l’administration universitaire exige de longs rapports détaillés chaque fois qu’un étudiant ou un doctorant a échoué, comme si la réussite était un droit acquis pour l’étudiant dès son inscription et, pour l’enseignant, un devoir de la lui accorder et pas seulement de la favoriser.

Jeudi 16 mai :
Il pleut sans discontinuité depuis plusieurs jours. Cette nuit, mon chat et moi, réveillés par le chant des gouttes, avons passé un long moment côte à côte à regarder au loin par la fenêtre grande ouverte le paysage de la ville endormie et embuée entre les arbres du quartier. Des villages sont de nouveau inondés, des champs dévastés, des routes endommagées par toute cette eau qui tombe du ciel. Ces terribles conséquences – que l’on doit plutôt aux hommes qu’à la nature – sont difficiles à imaginer quand on voit et entend la pluie tomber si doucement aux alentours de la maison et qu’on en ressent les effets apaisants au plus profond de soi-même. C’est à ces rares occasions – quand la vie paraît s’arrêter hormis la pluie qui rince le monde de toutes ses impuretés et afflictions – que j’éprouve le profond sentiment d’être au cœur de l’essentiel, au-delà des distinctions entre le passé et l’avenir, entre le bonheur et le malheur, entre moi et l’univers. Tout le reste semble alors n’être que vaines agitations, préoccupations, cogitations qui ne servent qu’à passer le temps entre ces moments de grâce. Alors que partout règnent rivalités, guerres, destructions, je me demande naïvement comment les humains qui les provoquent ne se sont pas rendus compte eux aussi que notre seul chance de salut se trouve dans la paix et l’harmonie en notre for intérieur comme avec le monde.

Mardi 14 mai :
Restaurant réputé, décor soigné, mobilier cossu, serveurs stylés, menu alléchant, mais impossible de se parler sans crier à cause de la musique vociférée par les baffles installés au-dessus de la table. Le responsable de salle interpellé répond qu’il est impossible de baisser le son car la musique y compris les décibels sont programmés par le Système, sans préciser lequel. Réunion importante, participants au complet, ordre du jour minuté, salle confortable et équipée, mais surchauffée au point de mettre tout le monde mal à l’aise. Le concierge alerté répond qu’il n’y a pas moyen de baisser la température car elle est programmée par le Système selon les saisons. Séance universitaire de délibération, discussions des notes obtenues par les étudiants et compilées par le logiciel qui en établit la moyenne, tous les professeurs d’accord pour décerner un grade supérieur à un étudiant particulièrement brillant et méritant, mais l’apparitrice rappelle qu’on ne peut pas déroger aux résultats donnés par le Système informatique sans provoquer des complications en chaîne, éventuellement des plaintes d’autres étudiants. Aides-familiales dévouées auprès de la nonagénaire, visites régulières pour quelques achats, repassages, vaisselles, rangements et moments de convivialité, et à l’occasion, recours à l’aspirateur ou à un torchon quand c’est nécessaire, jusqu’au jour où les responsables annoncent qu’il était interdit de faire occasionnellement le ménage chez les clients. Quand on en demande les raisons, on reçoit la copie du règlement en guise de réponse, car le Système ne s’explique pas, ne se discute pas, il s’impose. Le Système, tout est dit ! Il ne reste plus qu’à se taire, s’incliner et obéir à ce deus ex machina, surtout s’il est numérique ! Avant qu’il ne se généralise grâce à l’Intelligence artificielle dans l’enseignement, la médecine, la justice, la politique, la science… le recours au Système épargne déjà à de nombreuses personnes – certes compétentes et dévouées mais peu responsables – de réfléchir pour leur propre compte, même dans des situations où le règlement, le protocole, les statuts s’avèrent complètement inadaptés, et leur évite l’effort et le risque de prendre des décisions quand bien même elles seraient urgentes et indispensables. Mais peut-on leur en vouloir ? C’est précisément le principe du Système que de décourager d’agir et de penser autrement !

Lundi 13 mai :
Retour de ce séjour de quelques jours en Bulgarie avec des collègues consuls. Sentiments partagés, évidemment, à propos de cette contrée qui s’est trouvée au centre du monde (occidental), au carrefour sinon à l’origine des civilisations pendant des siècles comme en attestent les vestiges et musées archéologiques, mais qui est maintenant considérée comme le pays le plus pauvre, le plus corrompu, le plus instable de l’Europe. J’ajouterai que c’est peut-être aussi l’endroit où l’on sourit le moins, en particulier dans les commerces, les restaurants et les sites touristiques où les Bulgares devraient pourtant se montrer les plus accueillants. Ils avaient triste mine aussi – surtout sous la pluie – les villages déserts et délabrés que nous avons traversés sur notre route vers le Monastère de Rila (fascinant !), vers Plovdiv, puis de retour à Sofia, alors que la campagne et les montagnes à l’horizon sont au contraire luxuriantes ! Seules quelques cigognes nichées sur leur cheminée donnent un semblant de vie à ces maisons à moitié détruites ou à moitié construites, difficile à dire. Dans les villes, les vétustes et crasseux immeubles des banlieues datant encore de l’ère soviétique ne sont pas moins déprimants, et on imagine la triste vie qu’y mènent leurs habitants. Heureusement que la visite du cœur de Sofia le dernier jour, soudainement doux et ensoleillé, nous a permis de découvrir un image bien plus sympathique du pays. Les passants semblaient aussi heureux que nous, déambulaient dans les larges piétonniers à l’ombre des édifices, se prélassaient dans les nombreux parcs peuplés d’une multitude de sculptures, marchandaient avec les antiquaires qui avaient dressé leurs tréteaux sur la place, s’abreuvaient aux fontaines de la station thermale,… J’ai particulièrement été impressionné par ces églises orthodoxes et chrétienne, cette synagogue, cette mosquée, aussi somptueuses et élégantes l’une que l’autre, qui se côtoient paisiblement dans le même quartier construit sur les ruines enchevêtrées des civilisations révolues.

Mercredi 8 mai :
Est complètement révolue l’époque où l’on proclamait que le client était roi ! Sans révolution apparente, le client a été petit à petit détrôné pour se retrouver aujourd’hui complètement assujetti à ceux qui se mettaient naguère à son service. Fini l’accueil sincèrement amical dans les magasins où l’on vous reconnaissait dès la deuxième visite, fini le médecin qui se déplaçait à toute heure et par tout temps au chevet des malades en souffrance, fini les plombiers qui arrivaient aussitôt ou au moins le jour prévu pour accomplir le travail séance tenante et régler quelques autres bricoles par la même occasion sans supplément, fini le facteur qui avait le temps de s’arrêter pour échanger les dernières nouvelles du quartier et rendre de menus services aux vieillards. Au contraire de ce que promettent les publicités trompeuses ou les propagandes démagogiques, le citoyen lambda est désormais à la merci des prestataires de service, que ce soit un entrepreneur, une femme d’ouvrage, un employé d’administration, un chauffeur de taxi, un agent d’assurance… qui peuvent lui rendre la vie infernale. Il faut autant de patience pour qu’ils acceptent d’abord de s’occuper de vous que de compréhension si cela ne se passe pas ensuite comme vous l’attendiez d’eux. Car ce n’est évidemment jamais de leur responsabilité, mais bien de la vôtre qui n’aviez pas saisi toutes leurs explications ou la faute des agendas, des protocoles, des règlements et autres systèmes (surtout informatiques) qui leur faut suivre. « C’est comme ça, je n’y peux rien ! » est leur réponse favorite, après « Vous croyez être mon seul client/ patient/ administré ?! » Et si jamais on est en litige avec un de ces prestataires de service, il faut s’attendre – quand bien même on aurait raison de ne pas se laisser faire cette fois – à un long et pénible processus qui relève tantôt du combat de David contre Goliath, tantôt de celui d’Hercule contre l’hydre de Lerne ou encore de Don Quichotte contre les moulins à vent!

Mardi 7 mai :
La bienveillante dame qui vient régulièrement faire le ménage chez moi mène campagne pour les prochaines élections. Elle a affiché sur la façade de sa maison les photos de ses candidats favoris dont elle me décrit toutes les qualités et tous les projets. Cela me rappelle l’époque où mes parents faisaient de même – pour le même parti, d’ailleurs – et où ils participaient à différents débats ou manifestations qui avaient alors lieu dans notre commune. C’était aussi l’époque où l’on répandait à profusion dans les rues de petits tracts de couleurs variées que les gamins comme moi ramassaient et collectionnaient. Tout cela était alors bon enfant, rien à voir avec les polémiques à couteaux tirés auxquelles on assiste aujourd’hui à la télévision ou dans les journaux. Ma femme d’ouvrage a raison d’insister sur l’importance de participer à la vie politique, et de rappeler qu’aller voter n’est pas une corvée, ni même un devoir, mais un droit qui a été chèrement acquis. Des millions de personnes dans le monde désespèrent de pouvoir exprimer leur avis et d’un jour librement choisir elles aussi leurs dirigeants. Si beaucoup de citoyens de nos pays, comme moi, se sentent effectivement coupables de ne pas s’engager davantage, n’est-ce pas la faute de ces politiciens qui donnent une si déplorable image de la démocratie ? Nous devons effectivement nous réjouir tous les jours d’avoir la possibilité de voter, mais alors qui élire parmi ces hâbleurs qui se valent finalement toutes et tous à les voir s’exciter, s’égosiller, s’insulter à qui mieux mieux devant les caméras ou en public, pour ensuite se coaliser en catimini pour des compromis et compromissions sans rapport avec leurs promesses respectives ? Comme je l’ai demandé à mon interlocutrice passionnée : « Accepteriez-vous de monter dans un avion dont le pilote se comporterait avant le départ comme n’importe lequel des chefs de partis candidats aux élections ? » Laquelle m’a répondu qu’elle ne prenait jamais l’avion !

Lundi 6 mai :
En lisant Liu Cixin (je termine le deuxième tome de sa trilogie), j’éprouve le sentiment qu’une explosion a récemment eu lieu aussi dans notre monde qui ne constitue plus en ensemble organique mais un univers en expansion dont les éléments évoluent maintenant de manière chaotique, plus précisément entropique. Depuis lors, chaque individu est devenu comme un électron libre qui subit et exerce dans un espace sans repère ni limite différentes attractions, gravités, forces centripètes et centrifuges par rapport à d’autres individus ou systèmes autour desquels il évolue de manière plus ou moins involontaire et imprévisible, et dont il croise occasionnellement ou suit plus longuement l’orbite. Nous rencontrons, fréquentons et accompagnons une multitude de personnes durant notre vie, pour partager la leur parfois de manière assidue, et ensuite nous en éloigner imperceptiblement ou radicalement comme entraînés vers des zones d’influences ou des configurations interactives différentes. Nous entretenons chacun, selon les cas, des attractions plus ou moins quotidiennes, directes et réciproques avec une dizaine ou quinzaine de personnes (intimes, amis, collègues, voisins…) avec qui nous formons comme un système planétaire. Par ailleurs, nous connaissons et sommes connus (par) une centaine ou plus (?) de personnes dans divers entourages (professionnels, associatifs, culturels, administratifs, philosophiques, médiatiques, …) qui constituent une sorte de galaxie. Les défunts (parents, philosophes, écrivains, artistes…) peuvent toujours y exercer un rôle essentiel, à l’instar des lueurs d’étoiles mortes qui continuent à nous inspirer et guider. Ces relations proches ou éloignées fluctuent sans cesse, au hasard de circonvolutions incontrôlables, mais elles se distendent inévitablement même s’il arrive que les aléas des trajectoires, comme le mouvement des astres, nous amène à nous rapprocher de nouveau. Personnellement, j’ai dû constater, désolé mais impuissant, que la route que j’avais longtemps et/ou passionnément parcourue avec mes amoureuses, mes enfants ou des amis proches se séparait inexorablement au point que nous sommes devenus quasiment des étrangers sans raisons explicables si ce n’est peut-être par des phénomènes d’électricité statistique. Mais les anciennes relations restent présentes dans notre existence comme les étoiles les plus distantes que nous voyons dans le ciel et qui influencent notre destin, disent les astrologues. En tout cas, les éléments restent en perpétuel reconfiguration comme dans un kaléidoscope, et peut-être que de nouvelles rencontres ou des retrouvailles inattendues se profilent à l’horizon sans que l’on ne s’en doute encore. Par ailleurs, nous sommes aussi tributaires d’imposants et complexes systèmes de plus en plus anonymes, virtuels et contraignants : bon gré mal gré nous vivons dans l’orbite de l’administration de État où nous vivons, de la firme, l’entreprise, la société pour laquelle nous travaillons, des banques et des assurances qui nous sont devenues indispensables, des services et soins de santé, des fournisseurs d’énergie, des communications et des médias… qui forment chacun un petit monde qui nous soutient et nous aliène à la fois. Comment ne pas se sentir parfois seul et désemparé devant ce jeu d’attractions et dépendances qui relève moins de nos souhaits, de nos inclinations et de nos efforts que de règles physiques et de forces de la nature qui nous échappent, voire de concours de circonstances aussi invraisemblables que l’imagination des auteurs de science-fiction.

Dimanche 5 mai:
C’est un plein élan, alors qu’un peu rassuré il se risquait à un nouvel envol pour reprendre son voyage interrompu vers des horizons plus clairs, des saisons plus douces, des soirées plus tranquilles, qu’il a encore reçu une décharge de chevrotine qui lui ont arraché les plumes et brisé le cœur. Le voilà de nouveau au sol du plomb dans l’aile. On lui avait pourtant promis qu’on ne jouerait plus à la guerre par ici, qu’on ne tirerait plus à vue dès la première inattention, qu’on avait entre-temps appris la conciliation et la tendresse. Que lui vaut alors ces nouveaux coups de feu à répétition alors que les soins qu’on s’échange et les projets qu’on caresse par ailleurs laissaient espérer un avenir meilleur ? Lui reproche-t-on ses ailes de géant qui l’empêcheraient de marcher ? Mais s’il vole parfois trop haut, n’est-ce pas pour se tenir hors de portée des coups bas ? Plus enclin au duo qu’au duel, il n’aspire qu’au calme même sans le luxe ou la volupté. Les douches écossaises ne ravivent pas ses sentiments mais les découragent au contraire. C’est dire combien ces agressions inattendues et gratuites l’inquiètent autant qu’elles le blessent, surtout qu’il avait été durement éprouvé par les orages précédents qui l’avaient chassé au loin se mettre à l’abri et refaire des forces. Cupidon se demande parfois si on ne le prend pas pour un canard sauvage !

Vendredi 3 mai:
Curieuse impression de prévoir le calendrier des mois qui suivent – voyages, stages, concerts et autres projets ou événements… – sans devoir tenir compte du cadre de l’année académique qui a structuré et rythmé ma vie depuis… ??? Depuis toujours puisque je n’ai jamais quitté l’école depuis mon entrée au jardin d’enfants à l’âge de deux ou trois ans ! Pour la première fois et à jamais, plus de rentrées, plus d’horaires de cours, plus d’examens, plus de délibérations, plus de réunions de département ou de conseils de faculté à prévoir. Je me préparais bien à cette idée, mais me trouver tout à coup face au vide de l’agenda sans rendez-vous me donne un peu le vertige. Je ne sais pas si je me sens libre comme un oiseau dont on vient d’ouvrir la cage ou désarmé comme une plante dont on a retiré le tuteur ?! Peut-on toujours se réjouir d’être en vacances quand elles n’ont pas de fin, et qu’on n’a pas ainsi l’impression de les mériter, ni ensuite l’occasion de les regretter et d’attendre l’arrivée des suivantes ? Pauvres humains prisonniers du temps qui les entraîne inéluctablement et dont ils espèrent se libérer en le découpant en périodes, en âges, en cycles pour se donner le sentiment qu’il est éternel, en y fixant des délais, des termes, des échéances à espérer ou à redouter, en y semant des pierres blanches pour se souvenir des bons moments. Sans le rythme de l’année scolaire, je vais apprendre à vivre selon celui des saisons, mais il semble qu’il est maintenant détraqué lui aussi !

Jeudi 2 mai :
Faut-il tout (se) dire ? On le voudrait même que l’on ne le pourrait pas. « Tout » est inépuisable, puis il ne cesse de changer d’un instant à l’autre. Surtout ne pas croire que l’on est plus sincère en se parlant ou que la vie en est forcément facilitée, plutôt qu’en se taisant. Écrire au moins impose un délai de réflexion dans le silence et la solitude. Dans les deux cas, cependant, le langage ne propose qu’une interprétation des choses ou des sentiments; pire : il les réduit, les anesthésie, les enferme derrière les grilles de la syntaxe ou du lexique. Par ailleurs, le langage, comme en physique quantique, transforme les phénomènes dès qu’il les décrit, et s’il parvient à en saisir un aspect, c’est au détriment d’un autre qui lui échappe alors. Peut-être au détriment de la vie elle-même, qui est indicible? La réalité et la fiction ne se distinguent pas dans le langage comme sur les rayonnages d’une librairie, mais sont constamment enchevêtrées au point de les rendre indistinctes. Les propos des scientifiques créent ce qu’ils définissent ; a fortiori ceux des politiciens, des prêtres ou des amoureux ? Dire la vérité est finalement un oxymoron : on ne peut que fabriquer un artefact qui dénature la réalité dont on veut rendre compte ! On ne peut donc que procéder par approximations successives. La pire comme la meilleure des choses, il ne faut surtout pas prendre les mots au mot. Aussi est-il préférable dans la vie quotidienne de tourner sept fois sa langue dans la bouche avant d’en prononcer certains.

Mercredi 1er mai:
Puisque le chien réclamait sa promenade, autant passer cette fois par le centre de la ville où se tenaient les traditionnelles manifestations de la Fête du Travail. Chemin faisant, je me suis rappelé l’époque où j’y accompagnais mon père pour écouter les harangues des syndicalistes du haut de kiosques, pour regarder passer les cortèges de travailleurs avec leur foulard rouge autour du cou derrière les tonitruantes fanfares de différentes usines ou associations, puis pour assister ensuite aux longues discussions politiques que mon père entretenait passionnément avec de nombreux collègues et amis. Je me souviens également avoir participé plus tard moi aussi à ces défilés en tant que Faucons rouges, mouvement de jeunesse équivalent au scoutisme catholique, auxquels j’ai été affilié quelques années. Mes copains et moi étions alors habillés de frais, en culotte blanche, chemise bleue ornée d’un multitude de badges et l’inévitable foulard rouge. Pas encore rebelle à tout uniforme et toute discipline, je n’étais pas peu fier de marcher au pas au rythme des tambours au milieu de la foule qui applaudissait et secouait de petits drapeaux. Car à l’époque le Premier mai était une vraie fête populaire qui attirait du monde … pas seulement ces quelques dizaines de personnes que j’ai trouvées ce matin sur la place jadis bondée. Entre les quelques tentes sous lesquelles on servait des boissons et des sandwiches, sinon des tracts et des boutonnières, mon attention a surtout été attirée par quelques vieillards endimanchés qui déambulaient comme âmes en peine à l’écart des bandes de jeunes gens rigolards. Ils devaient se souvenir comme moi des temps jadis où le progrès social n’était pas encore un doux rêve, ni la solidarité un vain mot, ni la politique un jeu de dupes.