Au milieu du chaos

SOUS ROCHE

Il faut apprendre à creuser
Comme un archéologue
Fouiller les décombres
Des jours et des nuits
Les déblayer des gravats
Des tracas ordinaires
Des mêmes faits et gestes
Des idées toutes faites
Excaver sans s’y perdre
L’ignorance et la malveillance
La laideur et la médiocrité
La banalité et l’indifférence
Sonder les ruines
Des lâchetés révolues
Des espoirs déçus
Des énergies taries
Pour peut-être découvrir
Au fond des choses
Ou de soi-même
La pure et vive et fraiche
Source du simple bonheur
D’être au monde

 

NOIR SUR BLANC

Écrire me permet à la fois
D’agir et de laisser faire
Mon obsession et ma hantise
Réconciliées sur le papier

Une journée occupée à mille choses
Est gaspillée si aucune page
De n’importe quel verbiage
N’a été ajoutée aux autres

Des heures à tergiverser
Malgré ma mauvaise conscience
Ne sont pas tout à fait perdues
Grâce à quelques vers pondus

Faut-il cependant qu’il en coûte
Que les mots se rebiffent
Que les phrases résistent
Qu’il faille lutter et négocier

Car l’écriture ne s’offre pas
Même aux modestes plumes
Qui la sollicitent seulement
Pour ne s’adresser qu’à soi

Qu’au moins du temps futile qui file
Des idées folles qui défilent
À défaut de les retenir
On puisse garder quelques traces

Ne paraît-elle pas plus présente
Formulée en quelques paragraphes
La vie fuyante et confuse
Qui va et vient à notre insu ?

À moins que ce ne soit moi
Qui ne prends forme qu’en écrivant
Et crois ainsi détromper la vérité
Qu’agir et laisser faire se valent

 

CONSCIENCE

« Qui vit dans l’ignorance de soi
n’a aucun accès à la connaissance. »
Charles Juliet

Le clochard qui philosophe avec les passants
Honore et sert davantage le genre humain
Que le scientifique qui ne se pose pas de question

Le propre de l’homme n’est pas d’être intelligent
Des robots le seront bientôt beaucoup plus que lui
Son seul principe, son destin, sa grandeur
Est l’unique et essentielle connaissance de soi
De sa singularité, de sa fragilité, de sa précarité
La conscience est la condition de l’humanité
Ceux qui la sacrifient au nom du progrès
Pour rendre notre espèce plus savante et performante
Au contraire contribuent à notre déchéance

À vouloir dépasser les limites de l’homme
On finira par en faire un monstre
Et les limites de la vie, à en faire un enfer

 

RE-

Commencer
Créer
Découvrir
Étrenner
Expérimenter
Explorer
Inaugurer
Innover
Inventer
Risquer

Ont été les mots d’ordre d’une existence
Menée passionnément, désespérément
Comme une quête perpétuelle d’initiatives
D’autres gens, d’autres choses, d’ailleurs, d’autrement
Comme un combat contre l’angoisse ou l’ennui
De se sentir prisonnier de banalités ou d’habitudes

Maintenant un peu fatigué, un peu déçu, un peu sage
D’avoir appris finalement que la liberté et la nouveauté
Se gagnent et se cultivent d’abord ici et maintenant
Et que les changements sont souvent relatifs ou illusoires
Et leurs bénéfices aussi éphémères que superficiels

Désormais je n’aime rien autant que…

renouer avec un vieil ami que j’avais perdu de vue
retourner dans une ville où j’avais naguère habité
relire un livre qui m’avait un jour bouleversé
revisiter des musées que je connais par cœur
revivre des émotions que je croyais révolues
refaire des gestes que j’avais oubliés
revoir d’anciennes photographies égarées
reprendre un apprentissage interrompu
recommencer un projet abandonné

Car les souvenirs qui se moquent du temps
Qui mêlent heureusement l’histoire et l’imagination
Nourrissent le présent, l’approfondissent, le prolongent
En affranchissant des chimères de l’avenir

 

DIMANCHE

Ce dimanche matin
D’automne doré
Lors de la promenade
Dans les bois voisins
Avec mon chien fou
De joie et de liberté
Gambadant, fouinant
Dans les feuilles mortes
Mais flamboyantes
Au pied de ces arbres
Aussi audacieux que sereins
Qui pointent vers le ciel
Aussi clair qu’azur
Je me suis senti
Tellement privilégié
Qu’aussitôt m’est venue
L’idée familière
Qu’il n’y aurait pas mieux
Et que mourir lundi
Ne serait pas un drame
Si reconnaissant
Suis-je à la vie
Ce dimanche matin

 

MAINTENANT

Maintenant que l’espoir que le monde change
Devienne meilleur, plus beau, plus léger,
A fondu comme neige au soleil
Pour ne laisser qu’un terrain vague
Jonché d’utopies rouillées,
D’illusions crevées, de promesses pourries,
Qu’un infernal champ de bataille
Où l’on ne sait plus pourquoi on s’entretue
Ni comment un jour cela pourrait cesser

Maintenant que les derniers privilégiés
Doivent s’estimer heureux
Que quelques mois ou kilomètres
Les protègent encore de l’abrutissement
De l’asservissement, de la barbarie
À l’écart de bidonvilles insalubres
De contrées en ruines
De paysages dévastés
Et qu’ils se préparent à s’expatrier
Dans des prisons dorées
Des paradis factices
Des hospices aseptisés

Maintenant que l’égo et l’excès
Exhibés sur tous les écrans
Sont les seules mesures de l’homme
Que les actes pas plus que les mots
N’ont dorénavant de sens ni de poids
Seuls le silence et la solitude
Sont les réponses possibles
Au vacarme, à l’hystérie, au chaos

Que reste-t-il sinon
La compagnie des souvenirs
D’autres temps et d’autres lieux
D’anciens rêves, de vieux livres,
D’airs révolus, d’objets surannés,
Et de quelques amis d’enfance
Pour se réjouir encore
D’avoir connu une autre époque ?

 

MOUVEMENTS

Je me sens parcouru par le vent
Le même qui émeut les arbres
Et égaie les hirondelles
Avant de me gonfler la poitrine
De me donner le souffle
Pour gravir les sentiers
Et de la voix pour te parler
Puis s’en va ailleurs rouler les vagues

Je me sens parcouru par l’eau
Tombée de la dernière pluie
Qui dévale des montagnes
Pour dessiner les paysages
Elle serpente dans mes veines
Rouge et vive comme le vin
Ainsi qu’entre les racines
Pour abreuver partout la vie

Je me sens parcouru par la lumière
Qui nourrit cette lueur intérieure
Qui chauffe autant qu’elle illumine
Les cœurs autant que les corps
Les feuilles des arbres et des livres
Explosion de joie du monde
Ou souvenir d’étoiles mortes
Je lui dois aussi mes ombres

Je me sens parcouru par le temps
Que je voudrais tantôt retenir
Tantôt presser pour te voir vite
Mais le maître de l’univers
Se moque et fait le contraire
Sans lui tout se fige, rien ne naît
Le présent n’est on le sait qu’illusion
Et l’espoir déjà un vieux souvenir

Je me sens parcouru par l’amour
Que j’ai tant reçu des autres
Sans que je ne puisse jamais le rendre
D’abord reçu de la vie même
Dont la générosité folle et gratuite
Se manifeste partout à tout instant
Aux enfants et aux poètes qui voient
Au-delà de l’ennui et l’adversité

Mais je me sens aussi habité
Par autre chose que je ne sais décrire
Qui est air, eau, lumière, temps, amour
À la fois, mais pas seulement
Presque rien une idée tout au plus
Qu’il y a sans doute une cause ou une raison
Qui anime tous ces mouvements
Tout en restant parfaitement immuable
 

 

RÉCIDIVE

Une nouvelle guerre aujourd’hui
Ou une ancienne qui se réveille
Comme un volcan irrépressible
Ou un cancer irrémissible
De nouveau des chars, des bombes, des ruines
Et encore des morts, des blessés, des otages
Des cortèges de réfugiés sur les routes
S’enfuyant vers d’autres misères
Des cris, des pleurs, des imprécations
À l’heure des infos entre un match et un film
De nouveau la compassion des speakerines
Les commentaires des experts
Les proclamations des politiciens
Heureux d’entonner leurs rengaines
En faveur de la paix
Comme à l’occasion du génocide
De la semaine dernière
Du coup d’État d’un peu avant
De l’invasion d’il y a un mois
Et de la révolution de la semaine prochaine
Quand les rebelles se feront tyrans
Les martyrs, bourreaux
Les résistants, terroristes
Ou vice versa
Dans leur danse macabre
Au rythme dément de la politique
Sur les airs cyniques de la stratégie
Mais sur les écrans toujours les mêmes visages affolés
Parmi les décombres, sur les routes, dans les camps
 

 

SHÉHÉRAZADE

Shéhérazade, c’est moi
Qui dois chaque soir
Avoir quelque histoire
À terminer le lendemain
Puis une autre à commencer
Pour survivre jour après jour
À l’ennui ou à la conscience
De l’inanité du monde
Ou de ma propre insignifiance

 

MARTYR

Dans la cour de récréation
Un professeur poignardé
Quelque temps auparavant
Sur le chemin de l’école
Un collègue égorgé
Ailleurs d’autres enseignants insultés
Brutalisés, assiégés dans leur classe
Ou accusés de dévoyer la jeunesse
Et envoyés croupir en prison
Par les dictateurs de tout bord
L’histoire se souvient
De professeurs humiliés
Torturés, fusillés
Au nom de révolutions culturelles
D’épurations ou de rééducations

En s’acharnant ainsi contre eux
La barbarie rappelle à l’humanité
Que de tout temps et partout les enseignants
Sont ses premiers et ses derniers garants
 

 

ÉTERNEL RETOUR

De l’insouciance de l’enfant
À la sérénité de l’aîné
Quel chemin parcouru ?!
 
De l’ignorance de l’enfant
Au scepticisme de l’aîné
Quel chemin parcouru ?!
 
Des rêveries de l’enfant
Aux souvenirs de l’aîné
Quel chemin parcouru ?!

 

BILAN

Tant d’actes manqués
De mauvaises décisions
De raisonnements insensés
D’erreurs fatales
De malentendus désastreux
De misérables maladresses
D’occasions ratées
De sacrifices inutiles
De paroles inconsidérées
De projets calamiteux
De bonheurs gâchés
D’amitiés déçues
D’amours brisées

Que ne peuvent excuser
Et racheter encore moins
Des paroles et des réflexions
Des décisions et des actions
Des relations et des passions
Plus heureuses

Reste cette douloureuse conscience
De mon irrémédiable inconscience
Car j’ai le sentiment que je n’avais pas plus
La possibilité hier de faire autrement
Qu’aujourd’hui de faire de nouveau
Ni non plus d’oublier

 

ROBOTS

Convaincus de sauver les humains
En les transformant en robots
Les champions de l’informatique
Démontrent précisément ainsi
Par leur irresponsable aveuglement
Que l’intelligence artificielle
Se développera inéluctablement
Au sacrifice inévitablement
De l’intelligence humaine
Et de bien d’autres qualités
Qui ont permis de nous civiliser
Et si un jour disparaît le principe
De l’homme et de l’humanité
On pourra toujours se demander
Au vu de la stupidité et de la malignité
Tout aussi humaines malheureusement
De la majorité de nos contemporains
Si ce n’est pas ce que nous méritons

 

RÊVE

J’ai cru m’éveiller
Au milieu de la nuit
Sans me reconnaître
Ni le monde autour
Que je découvrais
Comme pour la première fois
Surpris de vivre en fait
Que la vie même soit
Sans m’en inquiéter pourtant
Sans m’effrayer non plus
De ce liquide noir
Qui sourdait de moi
Qui m’irriguait
Qui se répandait
De l’encre peut-être
Pour traduire en mots
L’improbable réalité
De la vie à mon réveil
 

 

ABSURDITÉ

Il est sans répit
Le combat contre l’absurdité
De l’existence
La guerre est perdue d’avance
On le sait
Et entretemps les batailles
Les révoltes, les défis
Au jour le jour
Toujours sont des défaites
Mais il suffit d’une victoire
Relative et provisoire
Un petit matin
Contre le désespoir
Ou le cynisme
Ou l’anéantissement
Pour se sentir fort et fier
Jusqu’au soir

En revanche
L’absurdité des hommes
Est sans appel

 

DOUTE

En vérité
Je ne peux faire confiance,
M’intéresser, m’associer
Qu’à ceux qui doutent
Les autres, sûrs d’eux-mêmes
De leurs sentiments
De leurs raisons
De leurs principes
De leurs faits et gestes
De leur bonheur
De leur lendemain
À mon avis
N’ont manifestement
Pas vécu assez
Ou assez réfléchi

 

À L’ENVERS

Les hommes ont tout inversé
Ou compris de travers
Ce qui leur semble grave est dérisoire
Est essentiel ce qu’ils considèrent accessoire
Le plus sûr moyen de s’y retrouver
Est de prendre le contrepied
De ce que font ou pensent la plupart
Les plus convaincus d’entre eux
Étant les moins crédibles
Les plus facétieux, les moins stupides
De faire du contre-courant
Le chemin le plus sûr
Et du contresens la garantie
De ne pas se fourvoyer

 

MATINS

Où sont les matins d’antan
À se réjouir dès l’aube
De ses radieuses promesses
Comme des souvenirs
Du bonheur de la veille
Maintenant m’affligent
Après chaque nuit blanche
La nostalgie du passé
Autant que les soucis
Ou plus encore l’ennui
Que l’avenir m’inspire
Alors il vaut mieux se lever
Pour trouver dans le présent
Le moment même
L’endroit et le geste
Des raisons de vivre
La nouvelle journée

 

HAS BEEN

Être ou avoir été
Comme si on était
Au pied du mur
Sommé de choisir

Ce monde insensé
M’est étranger
M’y adapter
Serait me renier

Aussi avoir été
Est résolument
Ma manière
D’être

La nostalgie
Vaut sans doute
Les illusions
D’un présent

Qui afflige
Qui aveugle
Qui asservit
Sans avenir

 

PÉNÉLOPE

Pénélope c’est moi
Sans répit j’entrelace
Devant mon métier
Des mots, des phrases
Des images, des idées
Je tisse des pages
Et des pages encore
Pour que de chaque jour
Reste le témoignage
Inscrit dans le texte
De mon attente fidèle
Patiente, jamais lasse
De je ne sais plus qui
Ni quoi mais si beau
Passionnant, parfait

Comme me guettent
Moi aussi comme elle
Les us et contraintes
De la vie quotidienne
Qui menacent à tout instant
De m’assujettir
Suis-je obligé de défaire
La nuit le travail du jour
Pour recommencer le matin
Consciencieusement
Le tissage inépuisable
De mes rêves et espoirs
Qui prennent corps
Dans l’encre et le papier
A défaut d’autre réalité

 

PARADOXES

C’est pour moi un mystère
Que ceux qui crient liberté
Sont les premiers à s’embrigader
Dans une organisation, un club
Un clan, une secte, un parti
À s’inféoder à des instances
À prêter allégeance à des causes
À souscrire à des règlements
À obéir à des chefs, petits ou grands
À s’empêtrer dans une hiérarchie
À porter insignes et uniformes
Et à peser ce qu’ils disent et pensent

C’est pour moi une énigme
Que ceux qui réclament l’égalité
N’ont aucune vergogne
À se chercher des privilèges
À se réserver des avantages
À s’accorder des droits
À s’octroyer des prébendes
À les justifier par leur mission
Au service de la masse des crédules
Qui leur fait confiance
Quand la main sur le cœur
Ils prétendent se sacrifier

C’est pour moi un paradoxe
Que les fervents de la fraternité
Sont les mêmes qui défient les autres
Ou s’en méfient parce qu’ils sont autres
Plus riches, plus pauvres,
Plus à gauche, plus à droite,
Plus malins, plus sincères,
Plus noirs, plus blancs,
Plus d’ici, plus d’ailleurs,
Et convaincus d’être meilleurs
S’isolent avec leurs semblables
Pour cultiver leurs particularités

 

IN-

Plutôt que de la déplorer
De m’en sentir coupable
De tenter en vain
De la dissimuler ou corriger
Je devrais au contraire
Reconnaître
Revendiquer
Célébrer
L’étendue, la profondeur
La prodigieuse immensité

de mon inintelligence
de mon inculture
de mon incapacité
de mon imprudence
de mon insuffisance
de mon inexpérience
de mon inaptitude
de mon inconséquence
de mon inhabilité
de mon incertitude
de mon imbécillité

Bien plus singulières et stimulantes
Que ces quelques qualités
Aussi banales que limitées
Dont je me crois pourvu
Ou le fais croire aux autres
Et qui m’embarrassent
Comme de ces meubles
Préfabriqués et bon marché
Inutiles et encombrants
Hérités d’un autre temps

 

DÉCENTRÉ

D’où vient cette impression
Qui me saisit quelquefois
Au beau milieu de la journée
D’une fête ou de mes pensées
Que je ne suis pas dans la vie
Que c’est ailleurs qu’elle se passe
Que je suis à l’écart, en retard
De ce qui est réel, présent
Que je ne suis qu’un figurant
De ma propre existence
Chassé par une force centrifuge
Qui m’éloigne de moi et des autres
Est-ce de m’être aventuré trop loin
Aux confins des choses et des idées
En quête de plus belles et grandes
Raisons de vivre, mais vaines
Que je me trouve alors banni
De l’ici et du maintenant
Où les autres vivent et se côtoient
Où l’essentiel se trouve en fait ?

 

CHAOS

Le chaos c’est moi
Au prise de plus en fréquemment
Avec le dérèglement des organes
La rébellion des cartilages
La trahison des biceps
La décadence des neurones
L’étiolement du souffle
Le relâchement des chairs
La corruption de la physionomie
L’anarchie des émotions
Les débâcles de la mémoire
Les désordres du raisonnement
Le tarissement de l’inspiration
L’appauvrissement de l’imagination
Les défaillances de l’attention
La faillite des volontés
L’épuisement de l’énergie
La pollution des convictions
La pénurie des amitiés
Le naufrage des sentiments
L’érosion de l’amour propre
L’effondrement de l’espérance
Et comme seule consolation
De constater que pour la plupart
Mes pauvres contemporains
Ne se portent guère mieux
Comment alors s’étonner
Que le monde aille si mal !
Du moins que je le vois décliner
Et lui aussi s’acheminer
De déroute en désastre
Vers son inéluctable extinction

 

MILONGA

Comme un authentique guapo
Dans cet éternel trois-pièces
Qui a sans doute autant vécu
Que son propriétaire dégingandé
D’un air un peu désinvolte
Du bout des doigts, dirait-on
D’un subtil balancement
D’un léger déhanchement
D’un glissement du pied
Le regard vers ailleurs
Il faisait tourner à sa guise
De jeunes et belles cavalières
En longues robes enluminées
Ravies d’être ainsi emmenées
Les yeux fermés, fascinées
Au rythme d’airs voluptueux
D’un bout à l’autre de la piste
Touchant à peine le sol, il semble
Le temps d’un tango entre leurs bras
Le revoilà jeune, beau, séduisant
À rendre jaloux ces autres messieurs
Qui inviteront à danser ces dames
Sans pourtant les enchanter autant

Je me remémore ces milongas
Au chevet de mon ami tanguero
Maintenant allongé, prostré, haletant
Enfouis sous les draps raides et blancs
Du service des urgences de l’hôpital
Relié à tous ces appareils médicaux
Tel un papillon piégé par une araignée
Mais je suis sûr, s’il ne répond pas,
Qu’il est occupé à danser dans sa tête

 

UNIVERS

Mon histoire, je peux la résumer simplement
Comme tous mes congénères probablement
En retraçant les divergences, les rivalités,
Les discordes, les bouderies, les guerres sans merci
Comme les accords, les complicités, les compromis,
Les réconciliations, les collaborations, l’harmonie
Entre ces deux univers différents que l’on habite
Simultanément ou en alternance ou en partie
Depuis qu’on a vu le jour, qu’on en a pris conscience
Bien obligé d’y vivre car il n’y en a pas d’autres
Ils occupent tout l’espace et tout le temps
Où gravitent autour d’eux de multiples mondes
Dérisoires, illusoires, théoriques, éphémères,
Que nous créons selon nos rêves et raisons
Difficile de dire lequel de ces deux univers
– celui de l’intérieur ou celui de l’extérieur –
A la préséance sur l’autre tout compte fait
Puisque l’univers extérieur n’est finalement
Que ce que nous en concevons de l’intérieur
Et que l’univers intérieur n’est finalement
Que réactions à des facteurs extérieurs
Que l’un domine, c’est la folie assurée
Si c’est l’autre, s’en est fait de notre conscience !
Inséparables comme le recto et le verso
De la même page où chacun écrit son existence
Au jour le jour, ou l’histoire de sa vie

 

QUASIMODO

Quasimodo c’est moi
Subjugué par la beauté
D’une femme, d’une aurore,
D’un tableau, d’un vers,
Que j’en reste tétanisé
Me voyant seulement
Disgracieux et frustre
Je me contente discrètement
D’admirer de loin
Déjà trop heureux d’y gouter

L’intelligence également
Quand elle surpasse le lot
Quand elle perce l’énigme
Des gens et des choses
Du monde et des théories
Du passé comme de l’avenir
Me laisse sans voix
J’écoute alors transporté
Pour faire secrètement mon miel
De cette géniale fréquentation

Quant à l’humanité
La qualité des qualités
Je m’en trouve encore plus dénué
Que de talent et d’esprit
Devant l’exemple admirable
Mais tellement pudique
De quelques personnes
De ma connaissance
Qui m’inspirent chaque jour
Sans espoir de les égaler