Quelques réflexions sur l’enseignement

Je n’ai pas la prétention d’avoir une « philosophie de l’enseignement » ; je préfère donc relever simplement quelques thèmes qui me sont chers et sur lesquels j’ai beaucoup travaillé dans mon enseignement, dans mes recherches, mais aussi avec mes collègues directs ou d’ailleurs. J’éviterai ici les discussions trop techniques ou trop détaillées (qu’on pourra lire dans plusieurs de mes publications) au profit d’une présentation plus spontanée.

1. ENSEIGNEMENT ET APPRENTISSAGE

Si j’insiste souvent sur la distinction entre l’apprentissage et l’enseignement, c’est pour rappeler que le second est au service du premier et non l’inverse comme on l’a longtemps cru ou certains le croient encore, que l’apprentissage, et plus précisément l’acquisition (de nouvelles connaissances, compétences, attitudes, comportements …) est la finalité de toute démarche enseignante, éducative. Cela ne veut bien sûr pas dire que ce sont les étudiants qui doivent décider des contenus et des méthodes, mais que l’enseignant doit tenir compte de leurs besoins, attentes et stratégies d’apprentissage s’il veut que son travail porte ses fruits. Sans l’activité d’apprentissage, que l’enseignant ne peut accomplir à la place de ses étudiants, l’enseignement est voué à l’échec, c’est-à-dire qu’il ne débouchera pas sur une acquisition à bon escient et à long terme. En fait, l’enseignant ne peut se contenter d’enseigner, de délivrer son cours, d’évaluer les capacités de ses étudiants à le mémoriser ; il est aussi responsable de la bonne compréhension que ses étudiants en ont et du bon usage qu’ils en feront, en fonction des objectifs. En échange, les étudiants doivent prendre également leur part d’engagement et d’initiative – et être évidemment encouragés à le faire – par rapport à cet enseignement auquel ils doivent participer activement. Ces objectifs et cette participation doivent faire l’objet d’une concertation avant le cours, et de mises au point pendant son déroulement, dans le cadre d’un contrat pédagogique qui, malheureusement, ne fait encore l’unanimité dans les universités car il remet en question les rôles des professeurs et des étudiants qui parviennent encore difficilement à être des partenaires à part entière. En résumé, s’il faut à l’heure actuelle distinguer l’enseignement et l’apprentissage comme j’ai commencé à le dire, ce n’est pas pour les séparer, mais au contraire pour les rendre complémentaires sans les confondre, pour reconnaître et articuler leur logique propre, pour mettre chacun devant ses responsabilités.

2. INFORMATION, CONNAISSANCE, SAGESSE

T.S. Eliot : « Où est la connaissance que nous perdons dans l’information ? Où est la sagesse que nous perdons dans la connaissance ? » Inutile d’insister sur le fait que le rôle du professeur a beaucoup changé depuis qu’il n’a plus besoin de diffuser une information qui est accessible, et même plus attrayante en dehors des salles de cours, notamment grâce aux technologies de l’information et de la communication. Le problème serait plutôt que cette information est envahissante, disparate, sauvage, et que les étudiants ne savent pas la traiter quantitativement ni surtout qualitativement. Enseigner consiste donc de moins en moins à transmettre des informations qu’à former les étudiants à analyser, à sélectionner, à utiliser celles qui sont à leur disposition, bref à les transformer en connaissances en fonction d’un projet d’enseignement, d’éducation, et finalement de société. D’où l’importance – nous y reviendrons – d’une discipline telle que l’analyse des discours qui porte précisément sur les fonctionnements et des fonctions des discours qui véhiculent, qui composent, qui créent les connaissances. Loin de pouvoir s’enfermer dans une tour d’ivoire, le professeur doit actuellement relever le défi de la surinformation et travailler avant tout à la construction des connaissances que cette surinformation permet et empêche à la fois. Plus pratiquement, l’enseignement devrait présenter les sources auxquels les étudiants peuvent trouver les matériaux informatifs dont ils ont besoin, les préparer à traiter ces informations en fonction des tenants (l’histoire) et des aboutissants (l’avenir) d’une discipline scientifique, d’une activité professionnelle, d’une fonction sociale, qui ont leurs propres cohérences et exigences, et qui doivent cependant évoluer en recomposant leur système de références. Et c’est à ce niveau que doit, à mon avis, intervenir cette sagesse sur laquelle conclut Eliot, et c’est certainement par l’exemple de sa rigueur scientifique, de son sens critique et de son esprit d’initiative que l’enseignant peut encourager ses interlocuteurs à ne pas se contenter d’informations hétérogènes, ni de systèmes de connaissances tout faits, mais à penser en cherchant à les réorganiser de manière plus adéquate.

3. COMPLEXITÉ ET INCERTITUDE

Mon expérience et mes recherches m’ont amené à des conclusions fort proches des conceptions d’Edgar Morin que je n’ai lu que plus tard et chez qui je trouve depuis lors une stimulante source d’inspiration et un cadre théorique solide. Que ce soit dans l’analyse des discours, par exemple celle du discours comique que j’ai beaucoup étudié, ou en didactique, didactique des langues notamment, on est obligé de considérer son objet dans une perspective systémique tant ses composantes sont nombreuses, ses relations avec le contexte importantes, leurs interactions variées et multiples. La méthode scientifique cartésienne qui veut que l’on sépare, que l’on isole, que l’on réduise doit céder le pas, en ces matières, comme dans la plupart des sciences de l’homme et de la nature, à d’autres démarches qui relient, qui recomposent, qui intègrent. Il n’est plus question actuellement de refuser le complexe et le contexte au nom d’une quelconque spécialisation qui rend aveugle à la multi-dimensionnalité des phénomènes que l’on observe et que l’on voudrait éventuellement contrôler. Or l’enseignement et la recherche, telles qu’elles sont généralement organisées, ont tendance à cloisonner et à simplifier les savoirs. Je pense au contraire que la science, son élaboration comme son enseignement, doivent procéder d’un mouvement dialectique systématique entre la partie et le tout, entre l’analytique et le synthétique, entre le désordre et l’ordre, entre l’objet et son contexte, entre la discipline en question et toutes les autres concernées. L’interdisciplinarité n’est plus une option, mais une condition de la science. Au même titre que la complexité, l’incertitude – autre défi des sciences à venir, selon E. Morin – doit être reconnue, acceptée et enseignée, peut-être avant tout autre chose à des étudiants universitaires qui auraient plutôt tendance, quant à eux, à attendre des connaissances et des théories définitives de la part de leurs professeurs. Et j’estime que le professeur universitaire qui, par ignorance ou par arrogance, assène des vérités à ses étudiants ne fait pas son métier puisque le questionnement est à la fois l’origine et l’objectif de la science comme de la sagesse, que la connaissance est toujours interprétation, y compris dans les sciences dites exactes, et qu’il ne peut y avoir de connaissance sans connaissance critique de la connaissance.

4. CULTURE(S), INTERCULTUREL

Dans les disciplines qui m’intéressent, comme dans beaucoup d’autres domaines, il est aussi illusoire qu’illégitime de vouloir isoler, sous prétexte d’objectivité, les objets et les instruments de connaissance de la culture dont ils sont issus et dont sont tout autant issus le scientifique qui les définit, le professeur qui les enseigne, l’étudiant qui les apprend. Cette coupure épistémologique qu’avait opérée le structuralisme, a certes permis aux sciences humaines – à un moment donné de leur histoire – de gagner en rigueur et en précision dans les descriptions qu’elles entendaient donner des mécanismes internes de leur objet respectif, mais elle a aussi entraîné un important sacrifice quant à l’intelligence des principes essentiels et des conditions réelles de cet objet, en laissant généralement dans l’ombre ses dimensions humaines… ce qui est tout de même paradoxal pour ces sciences. Je n’insisterai pas ici sur les phénomènes d’habitus, de cribles et de stéréotypes décrits par les sociologues pour montrer combien notre culture conditionne notre perception, notre compréhension, notre raisonnement, y compris chez le scientifique. Actuellement, plus personne ne peut ignorer ou prétendre éliminer la culture qui doit au contraire faire partir intégrante de la recherche et de l’enseignement dans la mesure où toute connaissance est culturelle de par ses tenants et ses aboutissants, et que tout savoir sans culture est vain, creux, parfois même dangereux. C’est en tout cas toute la différence que fait E. Morin, encore lui, entre la rationalisation – qui s’en tient à la logique – et la rationalité – qui tient compte des données empiriques –, entre l’explication – l’élucidation formelle et déterministe – et la compréhension – intersubjective. D’autre part, il faut (faire) prendre conscience du fait que la culture est toujours plurielle, aussi bien dans nos rapports avec les autres, ceux-là mêmes grâce auxquels je peux fonder mon identité, qu’au sein de chacun d’entre nous, vu les différents aspects, origines, influences qui nous constituent. Aussi toute connaissance – celle que nous construisons comme celle que nous transmettons – résulte-t-elle d’un processus interculturel, à charge de la recherche et de l’enseignement d’en rendre compte en multipliant et en comparant les approches pour en démontrer le caractère relatif et instable, mais aussi toute la richesse et le dynamisme. L’interculturalité dépasse évidemment l’internationalité, mais cette dernière en est évidemment une voie d’accès privilégiée quand elle est bien conçue, par exemple dans le cadre de la mobilité et des échanges universitaires.

5. RECHERCHE, ENSEIGNEMENT, PRATIQUE

Dans mon travail quotidien comme dans les principes qui le guident, je ne dissocie jamais la recherche de l’enseignement car je pense que le professeur ne peut pas – sous peine de s’ennuyer et d’ennuyer – se contenter de délivrer à ses étudiants un savoir qu’il aurait élaboré au préalable, mais qu’il construit ou reconstruit ce savoir quand il interagit avec eux, quand il cherche l’explication la plus correcte et la plus adéquate, quand il répond à leurs questions, à leurs critiques, à leurs suggestions. Dans mon expérience personnelle, ma recherche doit autant à l’enseignement que mon enseignement à la recherche, et j’aurais de la peine à me livrer à l’un sans l’autre. Dans ma recherche, je dialogue avec les données, les références, les théories comme avec mes étudiants en classe, et mes interrogations et mes propositions portent à la fois sur des questions théoriques et sur leur présentation pédagogique sans que je puisse toujours distinguer. D’autre part, j’ai la conviction que l’on ne maîtrise bien un savoir que lorsqu’on l’a enseigné, qu’on l’a mis à l’épreuve de l’auditoire, qu’on l’a soumis à l’ingénuité – aussi relative que critique – des apprenants qui ne comprennent pas, qui n’acceptent pas ce qui nous semble pourtant évident. Je n’ai d’ailleurs aucun complexe concernant la mal nommée « vulgarisation » qui oblige de remettre en question ses connaissances, leur bien-fondé, voire leur utilité. Dans mes travaux, j’ai peut-être été plus souvent stimulé par des profanes que par des experts de ma discipline, et je pense qu’il est du devoir du scientifique de « rendre des comptes » au grand public. Quant aux rapports entre la recherche et l’enseignement universitaires d’une part, et la pratique de l’autre, ils ne sont évidemment pas moins essentiels. Je ne conteste pas que la recherche – pour progresser – doive garder une certaine liberté par rapport à ses éventuelles applications, comme l’expérience me l’a souvent démontré en matière de linguistique (appliquée). Mais je crois aussi que la recherche et plus encore l’enseignement universitaires doivent se situer par rapport aux exigences, aux besoins, aux valeurs de la société, et plus précisément par rapport à la situation personnelle et professionnelle que devront y occuper les étudiants. En ce qui me concerne, les formations continuées, mais aussi les expertises officielles qui me sont confiées m’ont sans cesse mis au défi de l’application sur le terrain des théories que j’élabore ou que j’enseigne, et les ont influencées. D’autre part, il faut se rappeler que la recherche n’est pas le monopole des chercheurs attitrés et que les bons professionnels, qu’ils soient artisans, enseignants ou médecins, réfléchissent à leur pratique pour l’améliorer, une démarche qu’il faut encourager au plus tôt chez les étudiants. Enfin, quand on travaille dans des domaines de la didactique et de l’analyse des discours, on est – bienheureusement – contraint de prêcher par l’exemple et de commencer par penser, critiquer sa propre pratique.

6. PRATIQUE PÉDAGOGIQUE

Voici dix concepts que j’ai choisis parmi ceux qui me guident le plus dans ma pratique enseignante, et que je présente sans trop chercher à les organiser ni à me justifier scientifiquement comme je l’ai fait dans plusieurs de mes publications dans la mesure où il est surtout question ici de dire ce que je fais et que je ne dois pas convaincre mon lecteur de procéder de la même manière.

a) Motivations, curiosité: Il faut partir du principe que les étudiants – comme les enfants – sont naturellement curieux, mais qu’il faut parfois réveiller cette curiosité au cas où elle aurait été éteinte, notamment par l’enseignement comme c’est paradoxalement souvent le cas. La motivation de mes étudiants, qui procède de l’étonnement et débouche sur le questionnement, est ma première et constante préoccupation car je sais que sans elle mon travail est quasi impossible puisqu’on ne peut en aucun cas imposer un apprentissage. Pour éviter tout malentendu à ce propos, je commence toujours un cours en interrogeant les étudiants sur les représentations et les expectatives qu’ils ont à son endroit. Et pendant mon cours, je ne cesse de dialoguer avec mon public, de solliciter son attention et sa participation. La motivation dépend de plusieurs facteurs, non seulement de l’objet de l’apprentissage, mais de son processus et de ses modalités ; la stimuler uniquement par le biais de l’évaluation (dont il sera question ci-dessous) risque au contraire de la transformer en stress. La pédagogie consiste d’abord à répondre aux attentes spontanées, voire inconscientes des étudiants qui demandent à savoir, à comprendre, à réussir, mais aussi et surtout à découvrir, à expérimenter, à inventer. L’enseignant a tout intérêt à tenir compte de ces aspirations fondamentales dans la mesure où sa propre motivation en dépend aussi.

b) Savoir, savoir-faire, savoir-être: Sans être un adepte de la rentabilité à tout prix, je raisonne souvent en terme de « valeur ajoutée » quand je commence ou que je termine un enseignement : qu’apportent à mes étudiants l’heure de cours, le projet pédagogique, la formation complète qu’ils vont effectuer sous ma direction ? C’est ici que se pose la question du type de savoir qu’il faut développer chez eux : savoir (déclaratif), savoir-faire (procédural, stratégique), savoir-être, savoir-apprendre… Différentes pédagogies ont successivement privilégié l’une ou l’autre de ces composantes qui, à mon avis, forment un ensemble et doivent interagir. Il est évident que des connaissances factuelles et conceptuelles doivent être apprises et retenues car elles constituent le matériau de la réflexion qui, sans elles, serait condamnée à recommencer sans cesse l’apprentissage. Mais ces informations sont généralement accessibles ailleurs, aussi l’enseignement privilégiera-t-il les explications, les exercices et les projets qui les mettront d’emblée au service de l’acquisition de savoir-faire, sans quoi elles resteraient lettres mortes. Les attitudes et les comportements, quant à elles, se développent généralement chez étudiants à l’exemple de leur enseignant, c’est pour cela que si je suis partisan de l’auto-apprentissage et de l’apprentissage à distance, je reste convaincu qu’ils ne peuvent qu’être complémentaires à l’enseignement présentiel auquel ils ne pourront jamais se substituer.

c) Professeur, étudiants : Le Triangle pédagogique de Houssaye – « Professeur / Elève / Savoir (éduquer / (faire) savoir / enseigner) » – reste pour moi une stimulante référence. Dans le prolongement de ce qui précède, le professeur doit à mon avis être un modèle, un guide, un médiateur pour ses étudiants dans leur parcours intellectuel que représente l’apprentissage et que personne ne peut faire à leur place. Le professionnalisme n’est pas synonyme de froideur et de distance comme le pensent certains ; au contraire, la relation pédagogique repose sur l’empathie et sur la sympathie dans la plupart des cas : le professeur rend de meilleurs services à ses étudiants quand il se souvient qu’il a d’abord été étudiant (et qu’il devrait le rester !), et l’étudiant apprend mieux quand il se laisse contaminer par l’enthousiasme et la persévérance de son professeur. C’est probablement une des principales raisons pour laquelle j’aime mon métier. Je suis d’ailleurs favorable aux situations où les rôles peuvent s’échanger, par exemple aux projets où les étudiants sont amenés à apporter au groupe de nouvelles données ou un nouveau point de vue, qu’ils contribuent ainsi au progrès de la formation et de la science, même modestement. A l’université, j’estime qu’un étudiant est par définition un aspirant chercheur et je plaide de nouveau pour un réel partenariat entre enseignants et enseignés dans cette entreprise qu’est l’enseignement. Ce partenariat passe notamment par l’établissement du contrat pédagogique où sont décrits les engagements de chacun.

d) Collègues: Dans le même ordre d’esprit, je pense que l’enseignement doit être un travail d’équipe, et que les collègues – tant de manière formelle qu’informelle – sont les premières ressources que doit mettre en œuvre un enseignant, tant dans son intérêt propre que dans celui de ses étudiants. Il est indispensable – mais malheureusement pas habituel – que les enseignants se concertent pour rendre cohérent le programme et les parcours que l’institution propose aux étudiants. Sur le plan scientifique et méthodologique, il est aussi intéressant que les enseignants comparent leur enseignement, non pour les uniformiser – ce qui serait très dommageable – mais pour prendre conscience et tenir compte de la variété des approches qu’ils proposent au public qu’ils partagent. J’ai déjà dit toute l’importance que je donnais à l’interdisciplinarité : c’est grâce aux collègues que l’on peut en tirer le meilleur parti, et je sais par expérience que l’organisation de projets multidimensionnels – des modules de cours ou des colloques thématiques – sur des sujets communs ou complémentaires apporte un grand bénéfice et une nouvelle motivation aux étudiants comme aux enseignants.

e) Problèmes, projets: De la même manière que personne ne prend la peine de lire le manuel de sa nouvelle voiture pour apprendre à changer une roue crevée, mais qu’on attend plutôt la première crevaison pour le faire, les étudiants ne peuvent réellement et utilement acquérir de nouvelles connaissances ou compétences que s’ils ont la conviction qu’elles leur sont utiles, que si elles les aident vraiment à résoudre un problème qui se présente à eux. Autant que faire se peut, je pratique la pédagogie par résolution de problèmes – les facultés de médecine et d’économie de l’Université de Maastricht fonctionnent entièrement sur ce principe, de la première à la dernière année ! – en présentant aux étudiants des cas- ou des situations-problèmes qui suscitent leur interrogation, les obligent à aller chercher eux-mêmes les informations dont ils ont besoin, les encouragent à émettre des hypothèses et à tenter des expériences pour les résoudre. La pédagogie par projet est aussi fort intéressante de ce point de vue, plus facile à appliquer, mais qui laisse encore davantage d’initiative aux étudiants. Ce qui ne veut pas dire que l’enseignant a moins de travail, au contraire !

f) Évaluation: L’évaluation fait partie intégrante du processus d’apprentissage. Elle doit correspondre autant aux objectifs que l’on a fixés, annoncés avant le début des cours, qu’aux objets qui ont été couverts, aux compétences qui ont été développées, aux méthodes qui ont été utilisées pendant son déroulement. L’évaluation finale (sous forme de questionnaire, de travaux, de projet…) ne devrait pas être la seule, mais être préparée par des évaluations formatrices au cours du processus d’apprentissage. J’insiste sur l’intérêt pédagogique de l’autoévaluation qui oblige l’étudiant à exercer son sens de l’autoréflexion, de l’autocritique, et, d’une manière plus générale, à prendre en charge son apprentissage. Ceci dit, il me semble que l’on survalorise actuellement l’évaluation dans l’enseignement, notamment en vue de son uniformisation et de sa rationalisation dans le cadre de l’internationalisation des études et des diplômes universitaires. Je rappellerai à ce propos que l’évaluation doit rester au service de l’enseignement, et partant de l’apprentissage, et qu’à ce titre, il doit s’adapter à ses modalités, et non l’inverse. Il faut craindre en effet les effets pervers d’une évaluation trop envahissante qui biaiserait, voire compromettrait les vrais objectifs d’un apprentissage qui ne peuvent se limiter à la réussite des tests et des examens. Par ailleurs, il ne faudrait pas négliger de nombreux vecteurs de l’enseignement et de l’apprentissage, et non des moindres (les relations humaines, le goût de la découverte, la dimension éthique, le plaisir esthétique…) sous prétexte qu’ils échappent à une évaluation mesurable.

g) Classe: Une des responsabilités de l’enseignant est de combiner au mieux les activités d’apprentissage qui ont lieu en classe, en sa présence, et celles qui peuvent ou doivent se dérouler ailleurs, en bibliothèque, dans la salle multimédia, en petits groupes de travail ou encore sur le terrain dans le cadre d’un projet. Comme je l’ai dit plus haut, la classe ne peut être remplacée purement et simplement par le travail individuel ou l’enseignement à distance, car elle offre des ressources d’apprentissage qui me semblent primordiales. D’accord avec de nombreux pédagogues (en particulier Vygotsky), j’accorde une très grande importance – pour la ressentir dans ma pratique quotidienne – à la dimension sociale de la connaissance, non seulement dans sa transmission mais aussi dans son élaboration. On en prendra pour preuve la dynamique et la synergie qui se développent entre les différents acteurs, y compris le professeur ou le conférencier, le témoin qu’on y invite. Non seulement on est plus intelligent et plus inventif à plusieurs, mais on peut également changer de rôles au cours des interactions, tantôt pour proposer de l’aide, tantôt en demander à ses condisciples. Comme des judokas sur un tatami, on peut être à la fois l’élève et le professeur des uns et des autres en fonction des situations, un exercice qui favorise aussi l’attitude autoréflexive (méthode de tutelle de Bruner). L’Université, l’Ecole – sur le plan institutionnel et pédagogique – sont des lieux publics et doivent le rester, et si on doit effectivement encourager les apprenants à l’auto-apprentissage, ce n’est pas pour en faire des autodidactes. Le professeur doit donc veiller à construire le groupe de des étudiants, y favoriser la convivialité et la collaboration, car la réussite de son cours, quelle qu’en soit la matière, en dépend.

h) Auto-apprentissage: Le concept d’auto-apprentissage, en rapport avec la psychologie cognitiviste, est un des paradigmes les plus populaires dans la pédagogie contemporaine… bien que les précurseurs aient été nombreux en la matière, autant chez les chercheurs que chez les enseignants. J’ai déjà évoqué plusieurs fois ci-dessus le principe selon lequel on assimile mieux – voire dans certains cas, que l’on assimile seulement – ce que l’on a découvert, inventé, ou au moins appris par soi-même, en fonction d’un profil relativement spécifique ou de stratégies qui sont plus ou moins propres, conscientes, volontaires. (Selon moi, tout apprentissage est par principe « auto- », et on devrait plutôt parler d’« auto-enseignement ».) Dans le but de favoriser cette prise de conscience et cette prise en charge, et de profiter de la motivation qui va généralement de pair, je commence généralement par discuter avec les étudiants les objectifs du cours et par leur proposer un contrat pédagogique qui décrit la part de travail de chacun et les ressources qu’ils peuvent utiliser seuls. Pendant le déroulement du cours, je privilégie les approches inductives qui obligent à l’étudiant de raisonner par lui-même, à formuler ses propres hypothèses aux problèmes auxquels il est personnellement exposé. Ensuite, j’essaie de responsabiliser l’étudiant en lui proposant des tâches individuelles parallèles en rapport avec le programme commun. Enfin, aux examens classiques, je préfère les autoévaluations formatives et les projets personnels ; avec les futurs professeurs, je tente également d’encourager l’élaboration du portfolio basé sur le concept de parcours d’apprentissage. D’accord avec le principe que « le meilleur professeur est celui qui enseigne à ses élèves à se passer de lui », je reviens sur ma conviction que si l’auto-apprentissage est bien l’origine, le moteur, la finalité et le complément de l’enseignement, on aurait cependant tort de les opposer et surtout de vouloir remplacer l’un par l’autre.

i) Technologies: Inutile de revenir sur les changements qu’ont provoqués les (nouvelles) technologies de l’information et de la communication dans la société, et partant dans l’enseignement qui en fait partie intégrante. En gros, le rôle de l’enseignement est devenu de moins en moins informatif, et devrait donc devenir en contrepartie de plus en plus formatif. En ce qui me concerne et dans les disciplines qui me concernent, les TICE m’intéressent à trois niveaux : d’abord, elles nous proposent, à mes étudiants comme à moi-même, des informations qu’il nous serait difficile de rassembler de manière aussi rapide et exhaustive ; ensuite, elles offrent des possibilités d’auto-apprentissage grâce à des logiciels pédagogiques et à des sites d’enseignement à distance ; enfin, le support informatique et le réseau Internet constituent des objets d’études particulièrement intéressants car ils mettent en cause nos rapports habituels avec le langage, le discours, leur utilisation, leur enseignement. Nous y reviendrons bientôt : l’analyse du discours doit tenir compte de leur mode de diffusion qui détermine leur fonction et leur contenu. Aussi l’enseignement qui lui est spécialement consacré, mais aussi tout enseignement en général qui repose forcément sur le discours et la communication, doivent – au contraire de les ignorer, ou de se mettre à leur merci – former les étudiants à utiliser de manière critique ces technologiques.

j) Opérations de connaissance: Ma conception de l’apprentissage est principalement constructiviste, et ceci sur les deux versants : d’une part, construction de l’objet et de sa connaissance que l’on propose aux étudiants ; d’autre part, déconstruction et reconstruction que les étudiants en font dans le processus de leur apprentissage. Sans entrer dans les débats des psychopédagogues sur la question, je pense que l’enseignement doit tenter de concilier ces deux logiques, dans le cadre d’un modèle d’« interstructuration », compte tenu qu’apprendre, pour un individu, c’est construire progressivement ses structures mentales en interaction avec son environnement, notamment son environnement scolaire. La difficulté pour le professeur, celle que j’éprouve surtout avec de jeunes étudiants, est de proportionner le niveau de difficultés que l’apprentissage nécessite, suffisantes pour stimuler l’intérêt, la réaction, l’acquisition de nouvelles compétences chez ces apprenants, mais pas excessives pour ne pas les décourager. C’est toute la question de la « zone de développement proche » de Vygotsky. Je ne reviens plus sur la dimension sociale de l’apprentissage qui motive autant mon enseignement que les conditions de l’auto-apprentissage. En ce qui concerne les opérations cognitives à proprement parler, il est inutile ici d’insister sur l’intérêt de recourir en les variant aux exercices qui reposent sur différents stades et types de raisonnements (catégorisation, inférence, induction, déduction…). Je voudrais seulement insister sur l’importance fondamentale, en rapport avec ce qui a été dit plus haut de la complexité, d’assurer un va-et-vient continuel, dans un enseignement universitaire, entre les opérations de reliance (conjonction, inclusion, implication) et de séparation (différenciation, opposition, sélection, exclusion).

7. UNIVERSITÉ

Je veux d’abord insister sur le fait que je n’accorde pas de statut privilégié au niveau universitaire par rapport aux autres niveaux d’enseignement, et que j’estime que le rôle d’un instituteur est certainement aussi important, sinon davantage, que celui d’un professeur d’université dans la formation d’un apprenant. En fait, je plaide à toutes les occasions pour un rapprochement et une collaboration – institutionnellement et psychologiquement difficiles, semblerait-il – entre les trois degrés, primaire, secondaire et supérieur, afin d’assurer la meilleure cohérence et la meilleure progression possible dans le parcours des élèves et des étudiants. J’ai à ce titre souvent organisé des colloques et encadré des projets auxquels ont participé fructueusement des collègues de ces différents niveaux, notamment sur la maîtrise et l’enseignement de la langue maternelle.

Ceci dit, il ne faut cependant pas négliger les spécificités de l’enseignement universitaire. Tout d’abord, l’université – au terme du processus de l’instruction – est chargée par la société de former les personnes appelées à l’interroger, à la critiquer, à l’innover, parmi lesquelles les personnes qui enseigneront à leur tour à d’autres. Pour cela, elle doit s’interroger sans cesse sur la pertinence non seulement scientifique, mais aussi sociale des connaissances et des compétences qu’elle propose. L’université se caractérise aussi par le fait qu’elle mène parallèlement, complémentairement dans le meilleur des cas, l’enseignement et la recherche (bien que beaucoup d’enseignants des différents niveaux également se tiennent informés, se posent des questions, tentent des expériences pour améliorer leur enseignement). Il ne s’agit pas seulement ici de faire progresser les connaissances, mais – nous l’avons déjà dit – de les réorganiser continuellement en fonction de la dynamique propre à la recherche, mais aussi en rapport avec le monde extérieur.

Je retiendrai surtout ici le difficile mais stimulant paradoxe de l’université qui, d’une part, doit assurer la transmission du patrimoine scientifique et culturel de génération en génération, sans quoi nous serions obligés de nous poser les mêmes questions, de répéter les mêmes erreurs, et, d’autre part, elle doit remettre en cause ce passé, critiquer le savoir acquis, renouveler les méthodes qui ont permis de l’acquérir, en soumettant également à l’examen sa propre organisation. Un autre paradoxe – en synchronie, cette fois – est que l’enseignement et la recherche universitaires doivent répondre aux demandes économiques, techniques, administratives de plus en plus exigeantes de la société contemporaine, mais qu’elle doit s’interroger en même temps sur le bien-fondé de ces demandes, même si et surtout si la société intervient, sur le plan économique, politique, administratif, idéologique, dans son fonctionnement.

A ce propos, il me semble plus que jamais indispensable de revendiquer l’indépendance de l’Université et de chacun de ses membres qui doit pouvoir mener ses activités d’enseignement et de recherche à l’abri de toute forme d’ingérence ou de pression, sans quoi l’université deviendrait un établissement scolaire comme les autres et la société perdrait la source de sa créativité, de sa culture, de sa démocratie.

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