Pour en finir avec la pédagogie?

Je ne me souviens pas m’être jamais posé la question de savoir si je serai ou aurais pu être autre chose qu’un enseignant. Probablement parce qu’on exerce ce métier depuis plusieurs générations dans ma famille. Pendant toute mon enfance et ma jeunesse, j’ai entendu raconter avec admiration les faits et gestes d’une opiniâtre grand-mère unique institutrice d’un petit village à la campagne. Et j’ai toujours vu mes parents se rendre comme moi chaque matin à l’école, en revenir le soir avec des histoires de classe ou de cour de récréation, et consacrer leurs soirées, leurs week-ends et leurs vacances à corriger des copies ou à préparer des leçons. J’ai souvent aussi été le témoin ravi de leurs discussions enflammées avec des collègues à propos d’élèves, de méthodes, de projets, au cours desquelles, au-delà des problèmes et des frustrations, je sentais vibrer la même passion pour leur vocation.

Outre leur exemple, j’ai probablement embrassé la profession pour le plaisir que j’ai toujours eu à donner des explications aux autres à propos de tout et de rien, déjà tout petit, m’a-t-on souvent dit avec une pointe d’exaspération. Je n’ai jamais rien eu de plus pressé, quand j’avais découvert quelque curiosité à force de poser des questions et de fureter partout, de chercher à tout prix à y intéresser autrui. Savoir et faire-savoir vont nécessairement de pair à mes yeux, s’appelant et se renforçant mutuellement. Si j’ai continuellement voulu explorer, connaître ou comprendre, c’était autant pour ma satisfaction personnelle, me semble-t-il, que pour en faire profiter (modestement) les autres, comme j’ai toujours eu le sentiment de profiter (immodérément) de la réflexion, de l’expérience, de la créativité d’une infinité d’autres personnes, de grands savants comme d’humbles inconnus. Bref, j’enseigne pour apprendre et j’apprends pour enseigner, sans que je m’inquiète de faire le partage.

Par contre, la question qui m’a toujours préoccupé, depuis mes débuts et probablement jusqu’à ma retraite, est de savoir ce qu’est un bon professeur, et comment je pourrais le devenir. C’est sans doute pour tenter d’y répondre que j’ai exercé le métier dans les situations les plus diverses, que je me suis frotté à toutes sortes de procédés… et que je suis finalement devenu didacticien. Il peut paraître paradoxal que je me sois finalement retrouvé à former de futurs collègues alors que je ne sais toujours pas ce qu’est un bon professeur, et surtout si je suis la bonne personne pour formuler des conseils en la matière. Au moins ai-je l’honnêteté d’avouer à mes interlocuteurs que je n’ai aucune leçon à leur donner, seulement des doutes, des avis, des options, sans compter bien sûr la motivation et l’obstination à être le plus utile possible aux élèves ou étudiants.

Bientôt déjà à la fin de ma carrière, je suis bon gré mal gré amené à juger du chemin parcouru, ainsi qu’à me demander ce qui a vraiment compté durant toutes ces années pour m’inspirer ou me guider. La recherche scientifique, s’intéressant alternativement à différents aspects de l’apprentissage, a délivré quelques belles théories qui se sont remplacées l’une après l’autre, généralement radicalement. La méthodologie a suivi le mouvement tantôt en condamnant, tantôt en imposant des ressources et des stratégies d’enseignement, en les combinant finalement, ce qu’il y a d’ailleurs de mieux à faire, en fonction d’objectifs de plus en plus spécifiques, et surtout contraignants. Quant aux pédagogues, tirés à hue et à dia entre des moyens et des fins discutables voire contradictoires, ils se sont efforcés, pour le bien des élèves qu’on a tendance à oublier, d’assurer une certaine logique entre les activités et exercices auxquels on les soumettait d’une année à l’autre.

Aujourd’hui ce sont les deux obsessions de l’innovation et de la numérisation qui excitent les spécialistes de l’enseignement, ou plutôt de l’« ingénierie éducative » si ce n’est de la « gestion pédagogique ». Sans qu’on n’ait le temps de s’interroger sur ses effets à plus long terme, le changement – que l’on confond avec le progrès, mot tabou désormais – n’a que des avantages à leurs yeux. Il faut innover coûte que coûte en y associant inévitablement les nouvelles technologies, l’ordinateur, les tablettes, le téléphone portable, le tableau numérique, et bien sûr l’indispensable Internet ! Table rase de ce qu’on pensait et faisait il y a à peine cinq ou dix ans (un tissu de niaiseries et d’erreurs, c’est entendu), même si on se rend vite compte à l’examen que les nouvelles approches sont souvent en train – c’est le principe même de la mode – de redécouvrir la lune qu’elles se contentent maintenant de projeter et de diffuser sur des écrans.

La question est bien de savoir ce qu’il faudra retenir de significatif de ce remue-ménage qui agite le monde scolaire depuis cinquante ans au point que le métier d’enseignant n’a plus rien à voir avec celui que nous exercions, ma grand-mère, mes parents ou moi-même au début de ma carrière. On pourrait s’en réjouir en y voyant la preuve que la profession s’est actualisée, perfectionnée et enrichie. Malheureusement les multiples avatars que le professeur a connus depuis lors – chef d’atelier, animateur culturel, technicien de laboratoire, metteur en scène, formateur, répétiteur, évaluateur, médiateur, coach, geek, etc. – ont généralement réduit ses responsabilités comme ses marges de manœuvre. Il semble d’ailleurs incongru, voire politiquement incorrect, de continuer à l’appeler « maître » !

Pour ma part, je retiendrai avant tout la confirmation qu’il n’y a pas de vérité en pédagogie. On sait qu’une méthode peut convenir à certaines personnes, à certaines conditions, à certains objectifs, mais pas à d’autres, d’où la nécessité de les adapter et de les alterner. S’il est patent qu’on n’inventera jamais de recette miracle, quoi qu’annoncent certains éditeurs ou scientifiques, il n’en est pas moins vrai qu’on n’a que rarement rencontré d’enseignement qui se soit avéré complètement inutile. Aussi improvisée, anarchique, discutable soit-elle, une pratique pédagogique peut toujours servir à quelqu’un, à quelque chose dans quelque circonstance… pourvu qu’elle soit mise en œuvre par un enseignant qui lui donne du sens, quel qu’il soit ! Car l’enseignement est avant tout l’enseignant, et la relation personnelle et authentique qu’il établit avec ses élèves ou ses étudiants.

Voilà le paradoxe qui ne cessera jamais de m’interpeler : quand je passe en revue les nombreux professeurs qui se sont succédé dans ma carrière d’élève puis d’étudiant, et même après, et auxquels je dois non seulement ma formation intellectuelle, culturelle, personnelle, mais aussi professionnelle par l’exemple qu’ils ont représenté quand je suis devenu moi-même enseignant, je constate que ce sont souvent les moins pédagogues d’entre eux, à l’aune des critères de la didactique actuelle, qui m’ont finalement le plus fasciné et apporté. Si je n’étais pas capable de m’en rendre compte à ce moment-là, adulant certains, honnissant d’autres, je peux apprécier aujourd’hui leur rôle respectif quarante, cinquante ans plus tard, à l’approche de l’âge de la retraire.

Cette déconcertante observation – qui n’engage évidemment que moi, même si je ne suis pas le seul à la faire – n’invalide évidemment pas toutes les théories, les méthodes, les techniques, les ressources, les formations qui sont proposées maintenant aux enseignants et qui font l’objet de bibliothèques entières, d’innombrables colloques, d’ambitieux programmes d’études ou de recherches, auxquels j’ai d’ailleurs moi-même quelque peu contribué. Elle oblige cependant à relativiser toute cette activité scientifique, pédagogique, institutionnelle, et surtout leur prétention à analyser et à contrôler tous les paramètres de l’apprentissage et de l’enseignement, alors que leur échappe peut-être l’essentiel… pour cette raison qu’on s’est longtemps évertué à le discréditer. Comme celle de l’auteur, peut-être a-t-on décrété trop tôt la mort du professeur, asservi à des systèmes, à des dispositifs, à des conditions, à des processus, à des référentiels, à des instruments qui agiraient quasiment indépendamment des personnes concernées, sans plus leur laisser de responsabilités ou d’initiatives. Comme pour l’histoire, la société, la psychologie, on a voulu faire de l’enseignement sans personne, avec seulement des agents, des acteurs, des profils, des rôles, des postures, des fonctions… et des bénéficiaires, autres quidam dont il faut valoriser l’employabilité sur le marché.

Si ce n’est peut-être pour le plaisir de chahuter la didactique que je professe, j’ai rédigé les portraits à charge et à décharge qu’on va lire ici avec la seule intention de rendre hommage à ces bons et moins bons professeurs à qui je dois tant. À défaut de méthodologie, de pédagogie, de nouvelles technologies, ils avaient tous la vocation, même si elle se manifestait de diverses manières, y compris les plus paradoxales. C’est ce qui leur donnait naturellement du charisme, de l’autorité, parfois du génie, et ce qui explique qu’ils marquaient à vie, en bien ou en mal, ceux qui passaient dans leur classe. Il faut dire que l’on avait alors une haute idée de l’enseignant, de l’instituteur jusqu’au professeur d’université, et que les enseignants avaient une haute idée de leur profession qu’ils n’envisageaient pas comme un emploi mais comme une mission. J’espère que je ne parle pas d’une époque révolue.